En 1982 et 1983, le photographe Guy Hersant livre un reportage sur la campagne morbihannaise, tandis qu’un monde finit et qu’un autre s’ouvre. Le livre, introduit par un texte admirable de Marie-Hélène Lafon, sacre un éditeur majeur.
Au royaume de l’image, la photographie est reine. Dont acte : notre époque révère le noir et blanc, la chambre claire, le double du réel, le fantasme de l’authenticité, la beauté argentique, la puissance numérique, la souveraineté iconique. Avec succès, parfois avec force, les expositions hexagonales et internationales célèbrent Nadar, Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson, Martin Parr ou Annie Leibovitz. C’est peu dire que la photographie, cette « très humble servante des arts », pour reprendre la formule de Baudelaire, a gagné en lettres de noblesse, en aristocratie même.
Charles Marville comme Raymond Depardon n’oublièrent jamais que leur pratique, si elle pouvait faire œuvre, se distinguait d’abord par sa capacité d’enregistrement. Enregistrement du réel, enregistrement d’une histoire, enregistrement du passé. Car le miracle est ici optique et ontologique : par la photographie, ce que je vois fut vraiment. Oui, l’image photographique me rappelle sans contredit, sans médiation, immédiatement, que « ça a été », ainsi que l’écrit Roland Barthes. D’où la vocation primitivement documentaire d’un médium qui, censé attester la présence – d’un être, d’un arbre, d’un pont, d’une ruine –, fascina les regardeurs et donna lieu à de nombreuses « missions » et « campagnes » (le titre du présent ouvrage exploite ainsi la subtile polysémie de ce dernier mot). Les photographies de Guy Hersant, réunies dans ce livre humblement nécessaire, répondent à ce double enjeu : montrer et enregistrer, faire œuvre et faire empreinte, viser juste et porter trace. Magistral.
Ce livre broché, d’un format moyen (16,8 x 22 cm) qui le situe physiquement et judicieusement à mi-chemin entre la littérature et le beau livre, abrite en première de couverture non pas le titre ni la mention de l’auteur, relégués sur le seul dos, mais une photographie éloquente, prise en juillet 1983 à Saint-Jean-Brévelay. Vue de dos, une femme, dans une robe à carreaux, contemple des champs fraîchement moissonnés ; elle tient dans ses bras une petite fille, peut-être la sienne. Quelles pensées traversent son visage qui se dérobe ? La satisfaction du travail accompli ? La peine de savoir ce monde finissant, à l’heure des stabulations libres, de la grande distribution, de l’exode prochain ? Le souvenir de celles et ceux qui (vivent et) meurent de s’évertuer infiniment sur ces terres, ainsi Thérèse qui, changeant les litières, figure sur la quatrième de couverture ?
Signé Gilles Luneau, le texte du second rabat de la jaquette contextualise cette « mission photographique » qui, menée en 1982 et 1983, n’est pas sans rappeler celle – « héliographique » – confiée en 1851 à Gustave Le Gray et les siens afin qu’ils inventorient le patrimoine artistique français. Car à Saint-Jean-Brévelay, commune pionnière dans le développement industriel, un ancien monde s’éteint et un nouveau, plein de promesses et de peurs, s’allume ; c’est ce basculement silencieux, presque immobile, presque indolore, que photographie en noir et blanc Guy Hersant, alors missionné par la BPI du Centre Pompidou, à Paris.
Les 162 photographies d’Hersant, dont les légendes descriptives peuplent les dernières pages, dévoilent des poulaillers et des abattoirs, des troupeaux et des saignées, des réunions syndicales et des élections municipales, des accidents de tracteur et des réveillons de Noël, autant de tesselles d’une mosaïque réputée ordinaire, quand les peines se mêlent à la joie, quand le sang pénètre la terre, quand les fêtes succèdent aux travaux, quand les femmes œuvrent avec les hommes, quand les générations s’assistent. Tandis qu’apparaissent les indices de la mécanisation et de la standardisation, Guy Hersant parvient à fixer des gestes et des attitudes merveilleusement impermanents – l’élégance dominicale, la pudeur des anciens, la vigueur des corps, la fierté des regards, la volupté des étreintes, la ferveur du répit, du repos.
Ces photographies parlent, disent l’histoire, disent « notre » histoire, ainsi que la caractérise Marie-Hélène Lafon dans un texte liminaire qui, pareil aux Années d’Annie Ernaux (2008), révèle cette part commune, cette mémoire collective qui est la leur, mais aussi la nôtre, quand le « ils » est un « on » : « On avait la cigarette au bec. On arborait des polos, des montres-bracelets, des gourmettes. Les reines des courses cyclistes offraient aux vainqueurs des bouquets souples […]. On n’avait pas encore inventé les consoles, les écrans, les tablettes. » Formidables, les phrases de Marie-Hélène Lafon, assurément l’un des plus grands écrivains actuels, ornent ce travail de « sismographe » comme de délicats phylactères. Qu’est-ce que la littérature peut faire à l’art ? Il faut regarder le catalogue des remarquables éditions Filigranes pour oser affronter la réponse – limpide.
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Guy Hersant. Un photographe en campagne. Saint-Jean-Brévelay
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°734 du 1 mai 2020, avec le titre suivant : Guy Hersant. Un photographe en campagne. Saint-Jean-Brévelay