L’artiste François Morellet s’est tracé un chemin singulier, entre l’Art concret et l’art cinétique. Itinéraire d’un esprit libre et joyeux.
Il y a en François Morellet un homo ludens, adepte presque à l’excès de calembours et palindromes. L’empreinte d’un père pétri de l’esprit de l’Os à moëlle n’est pas étrangère à la malice sans cruauté de l’artiste. Mû par un principe de plaisir et un scepticisme joyeux, l’homme se donne de faux airs de dilettante. « C’est un esprit libre. Il ne traduit pas l’effort. On ne sent pas la transpiration dans son art », lance l’artiste Bertrand Lavier. Il assume d’ailleurs son statut de bourgeois de province, voire pendant quelques années d’artiste du dimanche. Car jusqu’en 1975 François Morellet sera à la fois artiste et fabricant de poussettes à Cholet (Maine-et-Loire). « J’avais moins de mérite à être radical car je n’avais pas besoin de l’art pour vivre », a-t-il coutume de dire. De 1952 à 1966, il ne vendra d’ailleurs que trois œuvres, et ce, à des artistes ! Formé de multiples alluvions, son travail se dérobe à toute classification. S’il adhère à la famille des « artistes concrets », il n’y est pas englué. « Il désamorce le ballon de baudruche de la surinterprétation et du commentaire », observe l’artiste Michel Verjux. Sa force est d’avoir construit un parcours singulier, presque périphérique, en préservant les grands écarts. De même, en menant sa carrière à partir de Cholet, il a défié le lobby parisien.
Morellet commence à peindre dès l’âge de 14 ans. Au début des années 1940, sa pâte est sévère. En 1950, il expose à la galerie Raymonde Creuse, à Paris, des compositions d’inspiration primitive. L’année suivante, il peint ses premières œuvres géométriques puis se lance jusqu’au début des années 1980 dans le all over. « Il a posé de manière substantielle la distinction entre peinture et tableau. Il n’a aucune fascination pour le tableau comme fin en soi. Il a conscience de la peinture comme outil. C’est là où il croise Marcel Duchamp et anticipe Daniel Buren », résume l’inspecteur général à la création artistique, Bernard Blistène. Il glane ses inspirations pêle-mêle du côté des tapas océaniens vus au Musée de l’Homme en 1949, du jazz, de l’ésotérisme de Gurdjieff, et surtout de Max Bill et de l’Art concret, découvert lors d’un séjour au Brésil. En 1952, les mosaïques hispano-mauresques de Grenade lui donnent une « confirmation » de la direction à suivre. Son large faisceau de référents embrasse aussi les artistes Jack Youngerman et Vera Molnar.
Dans les années 1950, Morellet met au point ses systèmes, exercices de style qui évoquent les mathématiques récréatives de l’OuLiPo. Le hasard entre en jeu vers 1958. « Plus qu’une parodie de la pratique artistique, le recours au hasard témoigne d’une réflexion de fond sur les notions de goût, de sensibilité et de subjectivité », écrit le directeur du Musée d’Orsay, Serge Lemoine, dans son ouvrage sur François Morellet (1). En 1960, il participe à la création du Centre de Recherche d’Art Visuel rebaptisé l’année suivante « Groupe de Recherche d’Art Visuel » (GRAV) et dissous en 1968. La mission de ce groupe : « donner un sens social à la géométrie. »
Le Nôtre et Queneau
Juxtaposition, superposition, fragmentation et hasard forment depuis quarante ans l’armature de son œuvre. Mais, à l’inverse de ses pairs concrets, Morellet n’est pas un instituteur de son art. « Il est postmoderne avant l’heure car il n’est pas dans le credo d’une abstraction qui serait la vérité ou d’une technologie qui réconcilierait l’homme moderne avec l’art », remarque Bernard Blistène. La rétrospective que lui consacrait le Centre Pompidou en 1986 soulignait la profonde dualité de Morellet, déjà évoquée par Serge Lemoine dix ans auparavant dans son ouvrage François Morellet, l’art systématique. En le plaçant à l’aune de Francis Picabia, l’exposition pointait l’aspect dada sous-jacent à son œuvre. Car chez Morellet, l’humour et l’absurde viennent miner le sérieux des systèmes. Ainsi, avec les Géométrees, initiés en 1983, il flirte avec les interdits en greffant à la géométrie une nature qui lui est pourtant bien rétive. Ne déclarait-il pas dans un entretien en 1988 : « J’aime la rigueur de la géométrie, mais j’aime encore plus y foutre la merde » ! Cet humour, parfois proche du gag ou de la gauloiserie, a pu être pris à tort pour de la légèreté, voire une absence de rigueur. « Face aux collectionneurs, il coupe la soufflerie, utilise exprès les arguments les plus faibles. Il dit tout, comme un gamin qui a atteint l’âge de raison », observe Michel Verjux.
En utilisant un vocabulaire court et précis, Morellet sait que le cul-de-sac n’est jamais loin. « Je suis dans une impasse, où l’on n’a pas la hantise de dépasser ou d’être dépassé, mais la satisfaction de trépasser, déclare-t-il dans une pirouette. Je navigue à quelques mètres de la fin du cul-de-sac avec cet alphabet de géométrie, j’arrive à jouer avec comme une plaisanterie. Je n’ai pas envie d’aller au fond de la géométrie qui est l’art conceptuel ou le monochrome. » En perpétuel renouvellement, l’œuvre de Morellet n’a rien de daté. Sans doute parce que, comme le souligne le collectionneur Jean-Philippe Billarant, « il est systématique, mais libre dans son système ». La galeriste Catherine Issert (Saint-Paul de Vence) note aussi « que son travail n’est pas un jeu formel qui se nourrit de lui-même, mais un langage qui se nourrit de sa curiosité sur le monde ». Un langage qui refuse de ronronner sur ses lauriers. « Les Géométrees ont eu beaucoup de succès. C’était un travail séduisant. Dès qu’il y a eu de l’intérêt, François a changé pour revenir aux Still lifes, un travail moins séduisant. Il prend à contre-pied les gens qui veulent qu’il se répète », soutient le galeriste Michel Durand-Dessert. Son œuvre prend d’autant moins de rides qu’elle vient chatouiller depuis 1971 les architectures publiques, comme à la Grande Halle de La Villette.
Dans sa complexité et sa dérision, Morellet est un esprit éminemment français, héritier à la fois de Le Nôtre, Nicolas Poussin, Alphonse Allais et Raymond Queneau. Comme tout artiste hexagonal d’après guerre, il a été en première ligne d’une histoire de l’art écrite par les Américains au détriment de l’Europe. Et pourtant, les premières trames de Morellet de 1958 ne sont pas sans évoquer celles réalisées dix ans plus tard par Sol LeWitt. « Chaque fois que je présentais des œuvres à des directeurs de musée, on me disait que Sol LeWitt l’avait déjà fait. En prenant une page dans Flash Art en 1971 pour demander à Sol LeWitt quel artiste il allait désormais copier, j’ai voulu leur dire que François l’avait fait bien avant lui. C’était une attitude dure, audacieuse, que je ne referais plus aujourd’hui, mais ça a alors créé un débat », rappelle Alexander von Berswordt, fondateur de la galerie m Bochum (Allemagne). « Maintenant il s’en fiche, mais dans les années 1970, ça l’énervait de ne pas être reconnu par les Américains », confie la femme de François, Danielle. Son entourage souligne d’ailleurs à quel point il a été ravi par l’exposition « Beyond Geometry » à Los Angeles et Miami, qui a rétabli l’importance des artistes européens et sud-américains (lire le JdA n° 212, 1er avril 2005). Mais un signe ne fait pas une vague ! « Morellet n’est pas inquiétant pour les Américains. Une des clés de l’art américain est l’image de marque. L’un des problèmes de Morellet, et sa richesse, c’est qu’il n’a pas d’image code. Il a une unité de style sans avoir d’image répétitive », remarque Daniel Abadie, ancien directeur de la Galerie nationale du Jeu de paume.
Accessible à tous
À bientôt 80 ans, Morellet enchaîne les expositions dans une course-poursuite contre l’ennui et la mort. Une telle énergie pourrait faire croire à un éparpillement. « François ne refuse jamais la possibilité d’exposer quelque part, note Alexander von Berswordt. Il pense que l’art doit être accessible à tous. Stratégiquement, c’est sans doute une erreur, c’est peut-être la raison pour laquelle d’autres grosses galeries ne l’ont pas pris. Certains marchands veulent des artistes qui ne se trouvent qu’avec d’autres grands marchands. » Mais François Morellet relève de ces derniers Mohicans pour lesquels l’art ne rime pas avec stratégie.
1926 Naissance à Cholet.
1985 Rétrospective « François Morellet : Systems » au Musée de Brooklyn.
1986 Rétrospective au Centre Pompidou, Paris.
2000 Rétrospective à la Galerie nationale du Jeu de paume, Paris.
2005 Exposition « Le Chant rythmique de l’esprit », Espace de l’Art concret (Mouans-Sartoux), jusqu’au 8 janvier 2006 ; dialogue « Norman Dilworth-François Morellet », stand de la Galerie Oniris, FIAC, du 6 au 10 octobre ; exposition « Herman de Vries, François Morellet », galerie Aline Vidal, Paris, jusqu’au 29 octobre ; exposition « Strip-teasing », du 1er décembre 2005 au 26 janvier 2006, galerie Martine et Thibault de La Châtre, Paris.
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François Morellet
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°221 du 23 septembre 2005, avec le titre suivant : François Morellet