À Sète, la rétrospective François Boisrond est l’occasion de parcourir plus de quarante ans de l’œuvre de cet amoureux de la peinture, qui n’a eu de cesse d’en renouveler l’histoire, de l’aventure de la Figuration libre aux toutes dernières toiles encore inconnues du public.
Qui est François Boisrond ? Quand et pourquoi fait-il le choix de la peinture ? Peindre, pour cet homme-là, ça signifie quoi ? À cette question de fond, voici ce que répond l’écrivain Pierre Bergounioux : « François Boisrond est un inquiet. Mais quel artiste ne l’est ? Il a hésité entre la médecine, plus précisément la psychiatrie, et la peinture. Il a choisi, par bonheur, celle-ci et il me plaît d’imaginer qu’elle est un antidote au sombre qu’il porte en lui. L’art, s’il vaut pour moi, ce n’est pas en tant que tel, comme finalité sans fin, selon l’analytique kantienne, mais pour nous renvoyer au monde, l’éclairer, l’enrichir. L’homme et l’œuvre soutiendraient donc un rapport de symétrie inversée, celle-ci colorée, euphorique, festive à proportion de ce que celui-là est inquiet, visité d’ombres et de soucis. » Tout est dit ici, en fait. De la peinture et de son rapport essentiel au monde. Si l’on en croit Proust, nous rappelle Pierre Bergounioux : « Les peintres opèrent à la façon des ophtalmologistes. Ils incisent et retirent la taie qui nous couvrait les yeux. On voit, soudain. On (re)découvre le monde. » Fixer sur la toile des choses de la vie, reconnaissables par tous. Donner à voir des pans inexplorés du réel. Des îlots de beauté qui souvent nous échappent. C’est bien ce que tente François Boisrond, dès ses débuts à l’aube des années 1980 : peintre figuratif, tourné vers le monde, il l’est assurément !
Après le triste contexte d’après-guerre, en pleine domination de l’abstraction et de l’ascèse minimaliste, Boisrond est l’un des initiateurs de la Figuration libre : pur vent de libération soufflant sur le monde de l’art contemporain. Comme chez Combas, Blanchard et Di Rosa, la peinture de Boisrond se veut alors festive, optimiste et colorée. L’artiste brasse, sans hiérarchies, sans contraintes, et l’amour de la peinture et l’amour de la vie. La grande histoire s’y mêle aux petits récits autobiographiques. On y retrouve sa vie intime, métamorphosée en peinture. Et sa figuration, très stylisée, simplifiée, expressive, doit autant aux beaux-arts qu’à la culture populaire et aux images qui déferlent sur la vie quotidienne avec l’essor des communications de masse : affiches, publicités, bande dessinée, télévision et cinéma tout particulièrement. Ce goût des images, ce n’est certes pas un hasard. Fils du réalisateur Michel Boisrond et d’Annette Wademant, scénariste de Max Ophüls, entre autres, le petit Boisrond fréquente très tôt les plateaux de cinéma. « Comment échapper aux images quand on est tombé d’emblée dedans ? », remarque Pierre Bergounioux.
Évidemment, cette période faste des années 1980 a été très importante. C’est la plus connue de tous. Mais à tel point que parfois, à tort, il arrive que l’on réduise l’œuvre de François Boisrond à cet unique moment-là, qui ne représente pourtant que dix ans dans sa production picturale ! Comme le souligne justement Thomas Lévy-Lasne, peintre qui fut un temps son élève aux Beaux-Arts de Paris : « Cela me paraît injustement réducteur. Il y a beaucoup de raisons à cela, la plus importante me semble être le traitement des peintres en France des années 1990 à 2010. » Pour Thomas Lévy-Lasne, dans l’œuvre de Boisrond pourtant, ce qui est le « plus impressionnant », c’est son « évolution » : « Comme pas mal de peintres aujourd’hui, il a commencé avec le succès, mais n’est pas resté figé ni dans ses sujets ni dans sa manière. C’est très vivant et pourquoi pas courageux. Je l’ai poussé à se faire faire un site Internet parce que j’étais désolé que, pour la plupart des gens, François Boisrond, c’est les petites BD colorées ; ça a tellement évolué, dans la finesse et le goût de la subtilité. »
Comme en témoigne l’actuelle rétrospective du Musée Paul Valéry, cette évolution transparaît en effet avec évidence dans les nombreuses séries produites par Boisrond des années 1990 à aujourd’hui. Des vues des rues de Paris aux séries des Télévisions et Panneaux Decaux, jusqu’aux Biennales et musées, des chefs-d’œuvre revisités comme le Déjeuner sur l’herbe de Manet ou le Gilles de Watteau, en passant par la série sur la Passion jusqu’à celle des Uniformes. Toutes ces séries reflètent une même capacité à renouveler la peinture. Un renouvellement par lequel les genres consacrés de la peinture, du nu, de la nature morte, du paysage ou du portrait se trouvent revivifiés à l’aune de la modernité, entre continuité et dépassement. Ainsi, note Thomas Lévy-Lasne à propos de Boisrond : « Ce qui m’a plu tout de suite, c’était son rapport à la peinture. Très simple. Il jouait le jeu. Celui de jouer au même jeu que tous les peintres qui l’ont précédé. Il n’y avait pas d’esbroufe intellectuelle ou d’idée d’innovation formelle. Il cherchait à être un peintre de son temps. Une position très originale finalement. En 2000, il n’hésitait pas à reprendre les grands maîtres comme la Descente de croix de Jouvenet à la bombe aérosol par exemple. Je me répète, mais il joue au jeu traditionnel de la peinture. Les peintres du réel n’ont que le réel comme sujet, alors on tombe vite dans des poncifs : on se retrouve à peindre des fesses, des arbres, des ciels et les objets technologiques de son époque. C’est très difficile d’inventer un genre ; peut-être l’a-t-il fait avec ses peintures de biennales, mais je ne crois pas. Revivifier le poncif, refaire vivre la question, voilà le défi. »
Ce défi passe par l’absorption de tout un champ d’images et de techniques, de la photo au numérique en passant par le cinéma. Une hybridation qui permet à Boisrond de revivifier l’histoire du médium et d’explorer de nouvelles manières de peindre. Pour Thomas Lévy-Lasne, « aujourd’hui, c’est dans la technique de préparation de ses images sources qu’il me paraît être le plus original. Il décompose son image sur Photoshop : il a créé des scripts qui lui préparent presque sa manière de peindre l’image. Photoshop lui indique quoi faire pour chaque étape de peinture, de sa sous-couche jusqu’à ses derniers rehauts de lumière. Chaque calque est presque une couche de peinture. Est-ce que c’est de l’hybridation ou de la triche ? Je ne pense pas. La peinture est artificielle par essence et tous les peintres ont toujours utilisé les moyens qu’ils trouvaient à leur époque. Des miroirs noirs à la camera obscura jusqu’aux épiscopes. Je crois vraiment qu’il y a un réalisme pictural contemporain d’après photographie qu’on ne peut pas résumer à l’hyperréalisme. C’est plus sophistiqué que cela. » Il y a, dans ce mélange de complexité technologique et de virtuosité de la main, une manière d’intensifier le réalisme et de créer des effets étonnants, comme cet usage si singulier du clair-obscur qu’on retrouve dans certaines peintures de Boisrond. Dans cette hybridation, l’apport du cinéma est aussi un élément essentiel, bien sûr. La série de peintures autour de Passion, le film de Jean-Luc Godard, est ainsi particulièrement novatrice. Là où le réalisateur français transposait la peinture au cinéma en tableaux vivants, Boisrond interroge à l’inverse la transposition du cinéma en peinture. Grâce aux outils numériques, l’image-mouvement du cinéma devient objet pictural. Comme le souligne le critique et commissaire d’exposition Dominique Païni, par une « inversion passionnante », la série de Boisrond « consistait, depuis le regard de Godard sur l’histoire de l’art (Delacroix, Rembrandt, Ingres), à inscrire le film dans cette histoire ». Autre détournement singulier : la plus récente série des Uniformes, dans laquelle Boisrond s’inspire d’attitudes et de compositions tirées de l’œuvre des maîtres, sortes de tableaux vivants filmés avec une caméra HD, dont Boisrond utilise les rushes comme études préparatoires à la peinture. Pour Dominique Païni, il s’agit là d’une « démarche très cultivée qui fait réfléchir sur l’art révolu du XXe siècle et son paradigme crucial : la figuration savante “académique” associée à la “cinématographicité”, qui est demeurée l’alternative stimulante à l’abstraction ». Boisrond, précise-t-il, « en rappelle les enjeux aujourd’hui à l’époque numérique et de la reproductibilité sans limites ».
La Vie des saints, C’est la toute dernière série peinte par Boisrond – inédite –, que vous pouvez découvrir au Musée Paul Valéry. Les modèles ? Des proches, dont certains disparus, et Boisrond lui-même. Des modèles réels métamorphosés en peinture, en saints inspirés des tableaux de maîtres, comme Georges de La Tour. Les yeux tournés vers le ciel. Dans une méditation sombre, écho à la vanité. Mais ils demeurent aussi les pieds ancrés à la terre, habitant un présent peuplé d’objets quotidiens, ici télévision, là casque de vélo se substituant au traditionnel crâne. Comme toujours chez Boisrond, tradition et modernité se télescopent. Il y a, dans cette dernière série, un caractère sombre, mortifère, qui tranche avec l’autre versant de l’œuvre de Boisrond. Le versant coloré. Celui de l’amour. Et d’un certain bonheur. Cela faisait longtemps – depuis ses débuts dans les années 1980 –, que Boisrond ne s’était pas confronté au thème de l’autoportrait. À l’époque de la Figuration libre, le trait était schématique, simplifié, générique. Le personnage que peignait alors l’artiste, facilement identifiable, c’est Boisrond lui-même, mais cela pourrait être pourrait n’importe qui d’autre. Comme le remarque Pierre Bergounioux, « le petit personnage alternativement rouge et vert du feu tricolore, celui qui gagne en courant l’issue de secours, au cinéma, les écoliers, le cantonnier sur le panneau triangulaire de la signalisation routière, c’est tout le monde et chacun d’entre nous ». Depuis cette période, quarante années se sont écoulées. Et le changement dans le traitement de l’autoportrait est radical. « Le temps a passé », note Pierre Bergounioux. « L’“ivresse sans vin de la jeunesse”, pour reprendre le mot du vieux Goethe, s’est dissipée. Le petit Boisrond a grandi, vieilli, accédé à l’âge triste. Le sombre qu’il porte en lui a chassé l’euphorie où il avait baigné, avec sa génération, dans ses jeunes années. » Et d’ajouter, avec justesse : « Il peint, avec une maîtrise souveraine, le sexagénaire qu’il est devenu, la physionomie précise, douloureuse que cet âge nous fait. Mais, en cela encore, il fait face à la vie, il est de son temps. »
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François Boisrond - Peindre, face à la vie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°757 du 1 septembre 2022, avec le titre suivant : François Boisrond - Peindre, face à la vie