Ernst Beyeler, marchand d’art

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 7 novembre 2003 - 1352 mots

Avec près de 300 expositions de qualité muséale organisées dans sa galerie bâloise, le marchand Ernst Beyeler présente un parcours au long cours, empreint de secret, mais ponctué aussi par la création d’une magnifique fondation à Riehen.

« C’est un seigneur », « c’est une montagne » : le nom d’Ernst Beyeler suscite généralement un rosaire déférent mais aussi des grincements réprimés. Plus craint que jalousé, ce grand marchand suisse domine depuis cinquante ans le marché de l’art moderne.
En 1940, Ernst Beyeler devient l’assistant d’Oskar Schloss, antiquaire bâlois spécialisé dans les œuvres sur papier et les livres. À la mort de celui-ci en 1945, il préserve la galerie, mais dès 1951 abandonne l’activité de libraire pour se consacrer entièrement aux artistes modernes. La rencontre avec l’industriel et collectionneur américain David Thomson donne une envergure phénoménale à son activité. Grâce au soutien des banques suisses, Beyeler acquiert 100 œuvres de Klee (dont 88 seront revendues à la ville de Düsseldorf), environ 340 pièces de Cézanne à Braque, et enfin 80 Giacometti, aujourd’hui répartis entre le Kunstmuseum de Bâle et la Kunsthaus de Zurich. « Beyeler est un sportif capable de prendre des risques. Dans ce type d’affaires, il faut avoir des nerfs solides, et chez lui, la nervosité est contenue. Mais à l’époque où il a acheté les Klee, il a eu un eczéma persistant pendant trois ans », raconte avec humour Jean-François Jaeger, directeur de la galerie Jeanne Bucher à Paris.

Un œil froid
Malgré leurs réserves mutuelles, Beyeler et Thomson négocieront pendant près de cinq ans. « Il y avait toujours une affaire qui ne marchait pas avec les autres. Ensuite, Thomson venait vers moi. J’ai eu la chance, une chance qui ne se présente presque plus jamais aujourd’hui, d’être à la seconde place », affirme Beyeler. Cette image ingénue de Poulidor des marchands d’art prête à sourire ! Son charme bergmanien et sa civilité nordique ne sauraient occulter le professionnel roublard, âpre négociateur. « On ne plaisante pas en affaires avec lui. Il faut que les choses soient efficaces », estime un confrère.
Aussi importante que celle de Thomson, la rencontre en 1954 avec le collectionneur Jean Planque sera précieuse à sa carrière. Pendant près de vingt ans, Planque fera office de poisson-pilote. C’est notamment grâce à lui que Beyeler rencontre Picasso et sélectionne en toute liberté 26 œuvres dans son atelier. « L’un était la passion, l’autre le sang-froid. Planque sans Beyeler n’aurait pu assouvir ses besoins de possession. Beyeler avait besoin de ce regard éclairé. L’œil de Planque était un œil d’invention », se remémore Jean-François Jaeger. Le départ de son brillant chasseur, coïncidant avec la création de la fondation, a sans doute été un facteur décisif dans l’inflexion muséale donnée à l’activité du marchand. En d’autres termes, Ernst Beyeler a-t-il un œil ? « Quand il parle d’un tableau, il parle des livres dans lesquels l’œuvre est reproduite. C’est indiscutablement un œil, mais un œil froid. Beyeler, c’est l’anti-affect », observe une consœur. Le marchand est aussi réputé pour ses tarifs prohibitifs. « Il a toujours su acheter cher et a eu du poids pour vendre de très beaux tableaux normalement chers. Payer 30 à 40 % plus cher un beau tableau, cela n’a rien de grave », tempère le galeriste parisien Daniel Malingue. Le courtier Marc Blondeau évoque une de ses stratégies de vente : « Il n’a jamais publié les catalogues de ses expositions au moment de l’inauguration. Il faisait le catalogue après, ce qui obligeait les gens à se déplacer. Il a créé un mythe. Si on n’était pas là les premiers jours, on perdait l’occasion d’acheter ses pièces. Il disait toujours qu’il y avait un problème chez l’imprimeur. Le problème a duré quarante ans ! »
Mais peu de gens s’aventurent à critiquer ouvertement Ernst Beyeler, dans une omerta propre au marché de l’art. Les rumeurs vont pourtant bon train. « Sa force, c’est que personne ne sait vraiment. On a tout dit sur lui et son contraire. Mais il n’a jamais été pris et c’est une gageure dans ce métier », estime une observatrice. À la lecture de son livre d’entretiens (1), Ernst Beyeler s’en réfère davantage à ses confrères décédés qu’à ceux en exercice. « Je ne crois pas qu’il ait beaucoup d’amis. C’est un grand solitaire, très dur, très ambitieux. Il suit son chemin avec la ténacité paysanne des Suisses », estime le marchand allemand Heinz Berggruen. De son côté, Beyeler préfère cultiver l’image de l’homme discret qui, il est vrai, vous accueille avec plus de simplicité que la plupart des galeristes. « J’ai rarement poussé quelqu’un à me vendre ses œuvres », assure-t-il. « Il a toujours été agressif et volontaire pour trouver des pièces, dément cet observateur. Extérieurement, il est très calme ; intérieurement, c’est un bulldozer. Il ne fait pas de cadeaux… Tous les grands marchands ont fait des choses plus ou moins honnêtes. Il y a des centaines de situations pour lesquelles Beyeler aurait pu être puni. Mais il est assez intelligent pour ne pas avoir fait de choses qui lui soient fatales », juge cet autre confrère. Malgré l’affaire du tableau Improvisation n° 10 de Kandinsky, pierre de touche de sa fondation réclamée par la famille Lissitzky, Ernst Beyeler se défend d’avoir acquis sciemment des œuvres spoliées. « Lorsque j’ai acheté ce tableau à Ferdinand Moeller, je ne savais pas que c’était un bien spolié. J’ai dédommagé la famille pour le conserver dans la fondation. Une partie était d’accord, d’autres [membres de la famille] voulaient la vendre pour un meilleur profit aux États-Unis », insiste le marchand.

Des œuvres « éprouvées »
La collection d’Ernst Beyeler s’est modelée inconsciemment au gré des invendus, avec des papiers découpés de Matisse et des Monet tardifs. L’idée de la fondation commence à poindre à l’orée des années 1980, une fois les dettes acquittées. Beyeler arbitre alors les éléments isolés au sein d’ensembles cohérents autour du cubisme et de l’abstraction. Composée de quelque 180 pièces, la collection est exposée en 1989 une première fois au centre d’art Reina Sofia de Madrid sous l’impulsion de Carmen Gimenez. « Il n’était pas du tout convaincu d’avoir une collection. Il se voyait comme un marchand et non comme un collectionneur », rappelle cette dernière. Ernst Beyeler est alors courtisé par la ville de Bâle qui lui propose un bâtiment, voire une extension du Kunstmuseum. Il préfère rester maître de l’affaire en demandant à Renzo Piano de lui construire l’élégant lieu inauguré en 1997 à Riehen, près de Bâle. Coût de l’opération : 6,5 millions de francs suisses, qu’il débourse intégralement. « Il vit simplement, sans démarche capitalistique. S’il est dur en affaires, c’est pour atteindre un objectif autre, qui n’est pas celui des affaires, mais de sa fondation. Ce qui est un peu regrettable, c’est qu’il n’ait pas eu de regard sur sa collection. Il y a des salles admirables, d’autres qui auraient nécessité plus d’épure », estime Marc Blondeau. La collection dénote un goût pour les œuvres « éprouvées ». « Il ne s’entraînera pas à acheter par passion sur des chemins non inventoriés. Il n’a que des pièces extraordinaires, mais raisonnables », confirme une galeriste. Exception faite d’Anselm Kiefer, Antoni Tàpies ou Franck Stella, on y voit peu d’artistes vivants, aucun jeune artiste. Regrettable de la part de l’initiateur du salon Art Basel, devenu au fil des ans la foire de référence dans le domaine de l’art moderne et contemporain.
La fondation a aujourd’hui pris le pas sur l’activité en galerie. « Si je tombe sur quelque chose, je reste intéressé. Mais il y a peu d’occasions », déclare Ernst Beyeler. Ses confrères semblent convaincus du contraire : « Il sera chasseur jusqu’à sa tombe. »

(1) Ernst Beyeler, la passion de l’art. Entretiens avec Christophe Mory, éditions Gallimard, 2003

Ernst Beyeler en cinq dates

1921 Naissance à Bâle 1945 Reprend la galerie Oskar Schloss, à Bâle 1954 Rencontre avec le collectionneur Jean Planque 1989 Première présentation de sa collection au Centro de Arte Reina Sofia, à Madrid 1997 Inauguration de la Fondation Beyeler à Riehen, près de Bâle

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°180 du 7 novembre 2003, avec le titre suivant : Ernst Beyeler

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