Émilie Pitoiset suspend le temps et met en scène avec subtilité la disparition des corps au Frac Champagne-Ardenne, à Reims.
Au Frac Champagne-Ardenne, à Reims, Émilie Pitoiset (née en 1980) invite, avec des objets transformés et mis en scène, à interroger les espaces de l’action et de la narration d’où le corps aurait disparu.
Frédéric Bonnet : À travers la disposition de vos œuvres, votre exposition laisse la sensation qu’une narration se met en route mais qu’elle est en même temps rapidement suspendue et reste très ouverte…
Emilie Pitoiset : J’aime que, dans les pièces tout comme dans le dispositif, le visiteur observe que tout est très précis. Tous les objets à hauteur de main sont dans un principe d’activation, ceux à hauteur d’yeux restent sur le mur, ceux qui sortent du corps deviennent des sculptures qui se mettent un peu en retrait afin d’être en retenue justement ; il y a un classement des objets. J’aime aussi beaucoup « écrire » les expositions, surtout la circulation et le déplacement du spectateur et la manière dont je vais orienter son regard, tout cela est extrêmement construit. Et évidemment il y a toujours le temps, que j’essaie de corrompre en le suspendant. C’est là où un point de fiction est donné avec l’œuvre, mais ensuite je lâche tout, je ne veux pas maîtriser ; la vérité ne m’intéresse pas.
F.B. : La narration va ici de pair avec une certaine théâtralité : une plaque au sol peut évoquer une scène (Solo show, 2013), un paravent pourrait désigner des coulisses (Giselle, 2012), des accessoires… Avez-vous conçu cela ainsi ?
E.P. : Ce qui m’intéresse dans ce type d’expositions, c’est de m’amuser à travailler avec un temps plutôt lié au spectacle vivant, l’heure et demie de spectacle transposée au temps de l’exposition ; et comment faire pour que l’acmé reste là, au zénith ? L’important est que, justement, l’action se situe hors champ, pour qu’il y ait encore du mouvement là-dedans. Et il est vrai que sont présentées là des formes très théâtralisées, le masque en galuchat par exemple (Le Masque, 2013)…
F.B. : Nombre d’objets servent potentiellement à se grimer ou ont trait au costume…
E.P. : Tout à fait, mais les costumes sont en même temps hors d’usage, même si on les porte, ça ne marche pas. Le sweat-shirt plié enduit de peinture ne peut être porté (Storyteller costume, 2013), pas plus que la veste coupée en deux (La Doublure, 2013), et le masque ne peut pas fonctionner. C’est la même chose pour les meubles : j’ai utilisé une petite table de chevet car c’est un objet un peu désuet, on n’en a pratiquement plus chez nous, et il est fait pour la main qui doit pouvoir l’attraper. Tout comme le paravent est un meuble qui n’existe presque plus et va délimiter un espace dans l’espace pour pouvoir se déshabiller ou se cacher ; il s’agit d’une vieille forme de design, en perte d’usage. Je mets donc évidemment des signes là-dedans sans que cela apparaisse flagrant, toujours afin de ne pas contrôler la lecture, mais cette petite théâtralité n’est finalement pas ce qui m’intéresse.
F.B. : Est-ce l’extérieur de l’action qui vous intéresse ?
E.P. : Ce qui m’intéresse c’est plus la chorégraphie du spectateur à travers ce que je vais lui donner à voir, ces prétendus spectacles auxquels il assiste, car il y a toujours une espèce de lacune. Il est difficile de qualifier cela précisément. L’expression que j’emploie est « tableau vivant sans le vivant », car j’essaye de définir cet acte de la performance à laquelle on n’assiste jamais mais qui laisse penser qu’il existe quelque chose derrière tout cela. Un tableau vivant est en fait une image en mouvement qui est figée. En général il y a toujours un objet en scène, c’est ce qui est montré : on enlève la personne et on garde l’objet. Il y a donc un équilibre un peu précaire à trouver entre ces deux.
F.B. : Vous insistez sur une forme de ritualisation des objets que vous mettez en scène. Pour quelles raisons ?
E.P. : La forme ritualisée est apparue après plusieurs questionnements relatifs à un objet qui change d’état, de statut, qui, dans un contexte donné, devient autre chose en basculant d’une situation à une autre. J’ai donc pensé à imaginer un scénario, c’est-à-dire un contexte, qui donnerait cette charge à ces objets. Au même moment j’ai obtenu un atelier, ce qui me permettait de revenir à des choses que j’avais laissées la veille. Un autre quotidien s’est donc installé avec des pièces en devenir que je façonnais tous les jours, et j’ai pensé que finalement je développais une sorte de rituel dans le faire.
jusqu’au 21 avril, Fonds régional d’art contemporain Champagne-Ardenne, 1, place Museux, 51100 Reims, tél. 03 26 05 78 32, www.frac-champagneardenne.org, tlj sauf lundi 14h-18h.
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Émilie Pitoiset « Développer un rituel dans le faire »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°385 du 15 février 2013, avec le titre suivant : Émilie Pitoiset « Développer un rituel dans le faire »