Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir dans la collection de son musée une œuvre qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître au public. Arielle Pelenc, conservateur du Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart (Haute-Vienne), présente Pan et son élève (1985) de Pierre Klossowski.
“D’une manière générale, cette façon de dire qu’il faut être de son époque est un des slogans les plus idiots qu’on n’a jamais imaginé. On crée son époque.”
Pierre Klossowski
L’œuvre de Klossowski avait trouvé un public au milieu des années 1980 à la faveur de l’actualité artistique de l’époque et notamment du succès d’une forme assez perverse d’académisme défini sous le nom de Trans-avant-garde, dont le retour à des sujets conventionnels permettait de regarder les dessins de Klossowski à la lumière d’Ingres. Il s’agissait d’un malentendu, car ce que visait l’artiste c’était la “puissance démoniaque” du simulacre dans le dessin du maître néoclassique. La disparition de Pierre Klossowski en 2001 ne semble pas avoir provoqué de travail de mémoire. Pourtant cet artiste, écrivain qui a inventé une forme unique de récit, traducteur de Benjamin, Nietzsche, Hölderlin, Wittgenstein et Virgile, brille d’un éclat singulier dans l’histoire de l’art, de la pensée et de la littérature de la seconde moitié du XXe siècle. Énigmatique, maniaque et profondément “inactuelle”, son œuvre semble avoir été balayée par l’indifférence.
Pan et son élève est un des rares tableaux où la scène place les personnages devant un paysage idyllique et lointain, à peine évoqué par le dessin, sans point de fuite. Klossowski bannissait toujours la perspective de ses “compositions”, et ses personnages sont en général situés dans un décor qui assimile l’espace du tableau à l’espace théâtral et fantasmatique de la représentation.
Cette œuvre récapitule ce que Rémy Zaugg décrivait comme une “pensée du crayon” : la juxtaposition et la superposition minutieuse et obsessionnelle des traits, les teintes pâles et délicates du crayon de couleur accompagné du travail de la gomme donnant une impression d’inachèvement, comme si l’image était maintenue en suspens. Le placement des corps est figé, avec pour seul mouvement expressif celui des mains ; ici la main de l’élève est posée avec douceur sur la jambe de Pan.
L’index levé du dieu. Le grand format, à l’échelle humaine, capture le regard du spectateur et l’introduit dans la scène sans pour autant lui donner une direction. C’est ce point invisible de capture du regard qui fascine et retient, car il n’emprisonne pas le spectateur dans la position univoque du voyeur, mais le fait participer à cet espace où l’œuvre semble autant une apparition surgissant du mur qu’une projection émanant comme un souffle de notre esprit animal. Le regard se perd entre les mains, les yeux clos de contentement de l’élève, le visage serein mais inquiétant du dieu Pan. La figure de l’élève évoque la série des dessins autour de Ganymède, le plus beau des mortels, aimé de Jupiter, et la transformation androgyne de Roberte en cet adolescent immortel qui hantera les compositions des années 1990.
Accrochée récemment sur les murs du Musée de Rochechouart, dans les salles tout juste rénovées où le paysage des collines et des forêts apparaît par les ouvertures des échauguettes, dans la proximité des fresques d’Hercule, l’œuvre prenait dans ces lieux comme une nouvelle présence, semblant plus qu’ailleurs surgir du mur autant que de notre esprit.
“Je suis parti de l’idée de peinture murale, avec ce qu’elle comporte de théâtralité, de spectaculaire. Je n’oublie jamais que je travaille sur un mur, en fonction de sa verticalité, et non à partir d’images que je pourrais poser comme un livre.”
Cette volonté d’“animer” le mur, d’évoquer l’art de la fresque, fait que les compositions de Klossowski ne sont pas des fantasmes peints. Ce théâtre, malgré son étrangeté, nous est familier par le sujet mythologique connu de n’importe quel écolier comme par l’usage enfantin et maladroit du crayon de couleur. On devine le corps penché de l’auteur. Cette proximité paradoxale que Klossowski nomme l’“universalité du concret” se fonde sur le potentiel fantasmatique de chacun. L’œuvre semble être là, devant nous, comme si elle nous attendait. Animer le mur, c’est pour Klossowski la tentative maniaque sans cesse répétée d’insuffler un pouvoir aux images, par le contact des corps entre eux et le regard que l’on porte sur eux.
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Arielle Pelenc
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°175 du 29 août 2003, avec le titre suivant : Arielle Pelenc