Pictor celerrimus : peintre rapide, c’est l’épithète que l’on trouve gravée sur la pierre tombale
de Lucas Cranach l’Ancien. Ce titre de gloire peut nous sembler bien curieux, mais il s’explique dans le contexte d’une Réforme protestante
qui valorise des aptitudes à la vie pratique
que l’artiste, comme on va le voir, possédait
au plus haut degré.
Le peintre est né à Kronach en Franconie, autour de 1472. Si sa production antérieure à 1500 a entièrement disparu, on trouve trace de son activité à Vienne entre 1500 et 1505. Cette période viennoise de Cranach, inconnue jusqu’à la fin du XIXe siècle, est considérée par certains historiens comme la plus riche de sa carrière. Les portraits (Anna et Johannes Cuspinian), gravures sur bois et peintures religieuses de cette période sont en effet de purs chefs-d’œuvre. Comme la plupart des artistes importants du monde germanique à cette époque, Cranach est marqué par l’art de Dürer, dont il a dû connaître les gravures. La tradition veut que Cranach ait rendu visite au maître de Nuremberg dès ses années de jeunesse, mais rien ne permet de le certifier. En revanche, des relations ultérieures entre les deux artistes sont attestées par le portrait que Dürer fit de son confrère en 1524. Les plus anciennes peintures qui nous sont parvenues situent Cranach dans un courant appelé l’« école » du Danube, qui se développe dans la vallée du Danube entre Ratisbonne et Vienne et dont les principaux représentants sont Albrecht Altdorfer et Wolf Huber. Cette « école » se signale par l’importance nouvelle accordée au paysage, qui « absorbe » littéralement les figures, tout en participant à la tonalité fortement expressive de l’image. La Crucifixion de 1503 (Munich) en est un bon exemple, avec ses grands nuages déchiquetés, ses arbres torturés, ses corps sanguinolents, l’ample périzonium du Christ claquant au vent. L’espace y est profond et vibrant. Le style de Cranach, marqué par la chaleur du coloris, l’agitation des lignes, le réalisme violent poussé jusqu’à la laideur expressive, va brutalement changer dans les années suivantes. Appelé par Frédéric le Sage en 1504, Cranach s’installe à Wittenberg et devient peintre à la cour des princes-électeurs de Saxe qu’il servira fidèlement jusqu’à sa mort en 1553. Lorsque le prince-électeur Frédéric le Magnanime sera battu et capturé par Charles Quint à la bataille de Mühlberg en 1547, son peintre le suivra en captivité à Augsburg. La légende veut que l’empereur, bienveillant à l’égard de Cranach (qui l’avait portraituré enfant), ait laissé la vie sauve au prince grâce à l’intercession du peintre. A Wittenberg, Cranach mène une carrière très prospère. En 1508, il obtient des armes : un serpent ailé qui sera désormais la marque de son atelier. Il acquiert une « pharmacie » et une imprimerie, devient membre du Conseil, est élu bourgmestre à trois reprises. Son atelier est florissant. C’est une entreprise familiale, où travaillent ses deux fils, Hans et Lucas, ainsi que de nombreux assistants : jusqu’à 11 à certaines périodes. L’artiste doit répondre aux multiples commandes princières (décors pour les châteaux, retables, œuvres de dévotion privée, portraits, tableaux profanes) mais aussi aux attentes d’une clientèle bourgeoise.
Un art qui obéit à la Réforme
La production de cet atelier-fabrique est énorme. Un millier de peintures nous sont parvenues, et l’on estime qu’il a dû en exister entre cinq et dix fois plus. Cette production pléthorique est d’une homogénéité qui confine parfois à la monotonie. Cranach a abandonné le style exigeant de sa période viennoise, et mis au point une « formule » artistique plus simple qui s’épuise dans la répétition. Certains thèmes, certaines compositions sont déclinés en de multiples variantes, ce qui témoigne d’un succès considérable. Aussi, si le « style Cranach » est repérable au premier coup d’œil, il est très malaisé de reconstituer un corpus d’œuvres autographes qui permettrait de cerner plus précisément la nature de son art. D’autant que la qualité plus ou moins grande de l’exécution n’est pas un indice ; cette qualité dépendait en premier lieu du prix que le commanditaire était prêt à payer et certains assistants étaient capables de s’acquitter du travail le plus soigné. La technique mise au point par Cranach était d’ailleurs suffisamment simple pour être efficacement et rapidement reproduite. Le peintre était moins soucieux de singularité et de gloire artistique que du bon fonctionnement de son « entreprise » qu’il dirigeait de main de maître. Il donnait l’impulsion créatrice, fournissait les modèles, organisait le travail, veillait à la qualité des produits, au respect des délais. Ce sont ces qualités pratiques que les humanistes protestants louèrent dans son épitaphe. Car au XVIe siècle, Wittenberg est avant tout la ville de Luther et le centre géographique de la Réforme. C’est là qu’en 1517 Luther placarde ses « 95 thèses » qui attaquent violemment l’Eglise catholique. Il rejette l’idée qu’il est possible de mériter son salut par les bonnes œuvres, autrement dit de « négocier » les faveurs d’un Dieu auquel on n’obéit que par crainte. A ce Dieu inhumain, il oppose un Dieu aimant, qui comprend et pardonne la condition du pêcheur et lui ouvre l’accès au salut, pour peu qu’il ait foi en lui. Le rapport direct de l’homme à Dieu abolit la nécessité de ces bonnes œuvres sur lesquelles reposait en grande partie l’économie ecclésiastique. Luther fustige l’accumulation des richesses par l’Eglise, notamment à travers la pratique de la vente d’indulgences, censées écourter le séjour des âmes au Purgatoire, l’exploitation des saintes reliques, ou les offrandes aux saints intercesseurs. La Réforme s’en prend aussi au culte des images sacrées et génère une grande vague iconoclaste dans tout le Nord de l’Europe. La première offensive iconoclaste a lieu à Wittenberg même, en janvier 1522. Pourtant, Luther lui-même n’est pas iconoclaste et son attitude vis-à-vis des images est modérée. Les images, dit-il, ne sont ni bonnes ni mauvaises, c’est l’usage qu’on en fait qui est ou n’est pas acceptable. Mais comment être sûr que le spectateur regarde « comme il faut » une image ? En contrôlant chacun de ses éléments, en supprimant toute l’ambiguïté propre au langage visuel, tout ce qui peut solliciter l’imagination de celui qui regarde, de façon à ce que le sens véhiculé n’ait qu’une interprétation possible, la « bonne », conforme au message théologique qu’on aura voulu faire passer. L’image ne doit pas essayer de représenter la réalité, de donner les apparences du réel aux personnages sacrés, car elle fait ainsi illusion et incite à l’idolâtrie ; elle doit au contraire manifester sa nature matérielle d’objet et se contenter de renvoyer à la lettre du dogme ou des Ecritures. Pour plus de sûreté, on apposera sur l’image le fragment de texte auquel elle se réfère. En matière d’esthétique, Luther ne prône qu’une qualité : simplicitas. Cette simplicité se confond le plus souvent avec la pauvreté de l’image de propagande. Elle devient aussi une des caractéristiques de la peinture de Cranach.
Celui-ci est l’ami du grand réformateur, et parfois son collaborateur, ce qui ne l’empêche pas de travailler aussi pour les catholiques. Il fait de nombreux portraits de lui, tout au long de sa vie, imprime certains de ses livres, grave sur bois en 1521 le Passional Christi et Antichristi, pamphlet antipapiste conçu par Luther, où le pape est désigné comme l’Antéchrist, autrement dit Satan. Est-il réellement « l’artiste officiel de la Réforme luthérienne », comme on l’a dit parfois ? On peut tout au moins affirmer que l’esprit de la Réforme a fortement marqué son art. C’est ce que l’exposition de Copenhague s’efforce de montrer à travers de multiples exemples. Ainsi, lorsqu’il peint Jésus bénissant les enfants, dont il réalise plus de 20 variantes, il est clair que l’image, accompagnée du fragment de texte qu’elle illustre (Marc, 10, 14), défend la position de Luther dans la dispute qui l’opposa aux Anabaptistes (ces derniers étaient pour le baptême à l’âge adulte).
Des nudités au charme insidieux
Certains thèmes iconographiques de Cranach ne s’éclairent que du point de vue de la Réforme luthérienne. Ainsi son énigmatique Mélancolie, dont il existe quatre versions, pourrait illustrer l’idée de Luther selon laquelle le chrétien sincère ne peut que se réjouir puisque la rédemption lui est promise s’il a la foi ; il a la possibilité de choisir entre croire ou ne pas croire en la rédemption par le Christ. Aussi la mélancolie est-elle associée au doute et considérée comme une tentation diabolique. Celui qui y succombe est damné, à l’instar du personnage emporté par les sorcières, dans le nuage noir au fond du tableau. Ses tableaux mythologiques ou profanes sont eux aussi à décrypter dans le sens moralisateur déterminé par les milieux humanistes et luthériens où évoluait l’artiste. Bien souvent, c’est la question, fondamentale pour Luther, du choix et de la responsabilité personnelle qui est en jeu. Et l’image semble inciter le spectateur à choisir entre les deux voies qu’elle propose. Par exemple, dans Vénus et l’Amour voleur de miel, entre le miel et les piqûres d’abeilles (l’amour physique et les peines qu’il entraîne) et la vertu. La déesse regarde le spectateur dans les yeux, sollicitant son choix. Il en va de même dans les versions du Jugement de Pâris. Alors que ce dernier est sur le point de choisir Vénus, donc l’amour, celle-ci nous regarde comme pour nous dire : et toi feras-tu le bon choix ? Car celui de Pâris, comme on sait, va s’avérer catastrophique, entraînant la guerre de Troie.
Mais ce ne sont pas seulement les contenus, c’est aussi le style qui obéit à l’esprit de la Réforme. La découpe des formes en surface au détriment du rendu des volumes et de l’espace en profondeur, la simplicité et la clarté des compositions et des motifs qui confinent à une certaine « naïveté », tout cela cadre bien avec la conception luthérienne de l’image : anti-illusionnisme, clarté, lisibilité. Certes, Cranach peignait déjà ainsi avant la Réforme, mais ces caractéristiques se sont renforcées et systématisées avec elle. Les portraits eux-mêmes, et surtout les portraits officiels, obéissent à ces mêmes impératifs anti-réalistes et simplificateurs. L’artiste ne s’embarrasse pas de suggérer une présence, une psychologie, un caractère particulier. C’est l’efficacité qui compte, il suffit que la personne soit d’emblée reconnaissable.
En insistant sur les ressorts idéologiques et les substrats intellectuels, en présentant peu de nus, et parmi les plus chastes, l’exposition finit par occulter l’aspect le plus connu de l’œuvre de Cranach, que l’on goûte encore aujourd’hui avec délectation : l’érotisme à la fois raffiné et roublard de ses héroïnes mythologiques ou bibliques, le charme insidieux de ces nudités auxquelles Elie Faure trouvait « un air de corolle hésitante à s’ouvrir ». On le sait bien, les contenus moralisateurs sont aussi le prétexte à exhiber ce que l’on condamne, et dans le cas de Cranach, l’exhibition du nu prend les tours les plus piquants, les plus espiègles, et pour tout dire, provocateurs. Que sont ces parures de bijoux, ces coiffes sophistiquées et surtout ces voiles transparents comme l’air, sinon les astuces d’un pornographe esthète visant à exciter le spectateur ? Nier ou occulter cette dimension – certes paradoxale – de l’œuvre, revient à lui ôter tout son sel, et c’est pousser l’austérité protestante à un degré que les contemporains de l’artiste ignoraient. Le nombre là encore incroyable de Vénus, de Diane, de nymphes ou de Lucrèce qui sortaient dévêtues de l’atelier de Cranach, prouve assez l’ampleur de la demande. Serions-nous plus puritains que les contemporains de Luther ?
- L’exposition
Elle s’appuie sur la très importante collection d’œuvres de Cranach que possède le Musée d’Etat de Copenhague – 19 peintures et 75 gravures – à laquelle s’ajoutent des prêts du monde entier. Son propos veut renouveler la problématique autour du travail du peintre et, en particulier, s’attachant aux récentes publications, à l’influence des théories de Luther et à la position de Cranach dans le débat sur la valeur de l’image qui agita toute la Renaissance germanique.
« Cranach », Statens Museum for Kunst, Solvgade 48-50, Copenhague, 1307, tél. 0045 33 74 8494 ou www.smk.dk Jusqu’au 8 septembre.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Cranach puritain ou pornographe ?
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°538 du 1 juillet 2002, avec le titre suivant : Cranach puritain ou pornographe ?