Claudio Parmiggiani, du désastre est née la lumière

L'ŒIL

Le 1 mai 2003 - 1473 mots

Parmiggiani empoigne la matière. Il joue avec le feu, fixe l’ombre, exalte la lumière et exhume les couleurs originelles. Une grande exposition à Bologne et ses installations les plus récentes en France (Arles et Montpellier) invitent à un voyage au cœur de ses images. L’impact visuel
et dramatique bouscule le temps et l’espace, innervé de silence. Une rencontre exceptionnelle entre l’artiste italien Claudio Parmiggiani – connu sur la scène internationale et pourtant totalement secret – et Jean-Luc Nancy, philosophe, autour d’une œuvre, « un cœur », à l’Institut culturel italien de Strasbourg, crée l’événement.

Sans titre (3)
Regarder une œuvre, c’est prendre un risque. Ainsi va la logique radicale de Parmiggiani. Il nous confronte au moulage d’un cœur de dimension humaine. L’organe creux et musculaire est exposé tout cru. Rougeoyant, il semble animé. Cette mise à nu évoque l’étalage d’un morceau de chair, tel qu’on pourrait le trouver chez des anatomistes. Elle met le spectateur face à sa propre corporalité. L’artiste joue avec la fascination et la répulsion. Conçu dans une matière spéciale, en acier incandescent, le cœur rayonne tel un tison prêt à brûler les mains. Aucune mise en garde n’est faite au spectateur, si ce n’est la forte chaleur qui forme une barrière naturelle. C’est le vieux rêve des alchimistes que de rendre vivante la matière inerte. Parmiggiani opère de façon littérale aussi bien que métaphorique.
Sans titre (4)
Le labyrinthe de verre brisé, de 100 m2, jaillissant dans une luminosité aveuglante, formait le centre d’un parcours de quinze installations dans la grande exposition de la Galleria d’Arte Moderna à Bologne, ce printemps. Communément, le labyrinthe exprime l’idée d’un interminable enfermement, mais chez Parmiggiani les couloirs sont de verre poli. Son labyrinthe propose une géométrie compacte, une errance, qui concentre un parcours dans un espace minimal, et tend vers l’infini. Dans le même temps, c’est le plan d’une ville parfaite. Les verres évoquent les vitrines et les vitres de mise à distance des musées, mais Parmiggiani les a détruites en brisant les parois du labyrinthe. Les limites entre le spectateur et l’œuvre sont abolies. Aucune barrière : « L’œuvre doit être dangereuse. » Mais, de nouveau, la dévastation se transcende et fait naître un paysage de ruines, où les débris tranchants dessinent des cimes translucides. Le chaos vertigineux, au sens romantique, génère l’acte de sa création, c’est le sublime par excellence. Le labyrinthe, dont la première version date de 1970 et qu’il n’a pu réaliser techniquement à très grandes dimensions qu’en 1995 (au Mamco, Genève), est détruit après chaque présentation. Tel celui présenté au Fresnoy (Tourcoing) de 100 m2, en 2001.
Sculptures d’ombre (8,9)
C’est la dernière Delocazione (Délocalisation), que Parmiggiani a réalisée à la demande du musée Fabre, l’été dernier. La première est née à Modène le 14 novembre 1970, à la Galleria Civica de Modena. Le spectateur entre dans une immense salle vide. Au mur, les empreintes de livres et d’étagères, fantomatiques : le temps s’est figé en œuvre. Parmiggiani a incendié l’ancienne bibliothèque du musée sous les yeux des pompiers, déjouant avec un immense plaisir tout le système de sécurité muséal. La poussière noire de la fumée s’est posée partout, puis il a retiré les livres et les étagères calcinés, qu’il avait auparavant installés. Restaient la cendre grise sur les murs suintants et les ombres claires. Elles sont devenues des formes en négatif, leurs présences naissent de l’espace immatériel qu’elles contiennent. Mais là s’opère une inversion, l’opacité de l’ombre devient trace de lumière. Parmiggiani « peint » avec le souffle du feu et renverse : le feu de la destruction devient œuvre. L’œuvre devient alors un lieu, qui rappelle les coins cachés derrière les miroirs, les tableaux et les armoires, pleins de poussière, où le temps trace ses contours.
De cet espace méditatif et subversif où le visiteur était accueilli par une forte odeur de brûlé, seules restent des photos qui rappelaient tous les autodafés de l’histoire. « Le tragique ne devrait jamais être absent d’une œuvre. » Aujourd’hui cette installation a fait place à une aile du musée en reconstruction. Mais pour Parmiggiani, profondément iconoclaste, cet aspect passager est déjà contenu dans l’œuvre du fait de la fragile matérialité de la suie.
Dessins de fumée (6, 7)
« J’ai passé des années devant une lampe à pétrole et d’autres à scruter le blanc d’une toile comme devant un mur ou devant un ciel. » Le château d’O de Montpellier a montré un ensemble inédit de seize dessins à la pierre noire répandue directement sur la feuille de papier. Face à ces feuilles de 140 x 100 cm, à dimension humaine, l’artiste entraîne l’observateur dans la mouvance prégnante des formes. De nouveau s’entrechoquent la fragilité de la matière poussiéreuse du charbon et l’évocation massive et inquiétante des ombres.
Icona nera (10)
Dans la chapelle du Méjan en Arles, le spectateur pénètre dans un espace noir, ce n’est qu’après un certain temps qu’il voit apparaître la lueur colorée des pigments vert, rouge, bleu, noir et du sel brillant de la Camargue, chacun remplissant cinq barques noires alignées. Parmiggiani nous fait entrer dans un tableau bien qu’il se définisse comme « un peintre qui ne fait pas de la peinture ». De même, la barque de la synagogue à Reggio Emilia, suspendue sous la nef et placée dans le vide, portait-elle trois tableaux noirs – l’Icona nera (Caspar David Friedrich) – telle une vision surnaturelle devenue réalité. L’artiste fait surgirl’obscurité des symboles, ainsi que la nature souterraine et magique des objets par leur emplacement particulier et le choix des lieux.
Croce di luce (5)
Dans une synagogue abandonnée depuis des décennies et dans une petite église baroque de
Reggio Emilia ont lieu deux interventions, ce printemps. Ces lieux réouverts révèlent l’appréhension profondément spirituelle de l’art, le sentiment de l’espace de Parmiggiani. Dans l’église, une Croce di luce (Croix de lumière), une croix grecque faite de quatre-vingt-treize boîtes métalliques contenant des pigments purs et des épices. Ce sont « les ingrédients de la terre » dont est fait « le ciel de la peinture ». L’odeur du marché, de la cannelle, du poivre et du cumin, les couleurs qui deviennent essences. Le prêtre voit un sacrilège dans la transformation du temple en marché. La matière élémentaire de la couleur, en devenant le médium du processus de perception, est un thème récurrent de l’artiste. Ainsi à Mouans-Sartoux, l’été dernier et aussi à Bologne, Luce, luce, luce (1968) où le cadmium jaune recouvrait tout le sol de la pièce, libéré du geste. L’artiste dégage la force originelle de la couleur, qui devient un champ de lumière, peignant l’espace de son éclat.
Antisculptures (2)
« Une œuvre et un art ne peuvent trouver asile que dans une terre désolée et sans horizon, dans un temps sans temps. » Parmiggiani l’écrit et le fait. Il a placé aux quatre points cardinaux, dans des lieux retirés, des monuments en briques rouges, pleines. Des commandes publiques deviennent ainsi secrets. Déconstruits virtuellement puisqu’on ne peut jamais les voir ensemble, ils se reconstruisent dans l’espace mental et invitent à un voyage réel qui demande aux visiteurs un effort que Parmiggiani compare à un pèlerinage. Au Nord, dans la campagne italienne de Collebeato, près de Brescia, s’élève Clavis (1975) en forme de clé, que le visiteur peut pénétrer physiquement. Au Sud, au centre d’une île sur le Nil, à Gueziret Dabsha, une figure zoomorphe Pietra (Pierre, 1983), à l’Ouest dans le parc du château de Saint-Géry près d’Albi, Torre (Tour) se refuse au visiteur, qui ne peut théoriquement la voir qu’à vol d’oiseau. Cette architecture hermétique enferme un cercle, un carré, un cercle, un triangle et, à l’intérieur, un cube vide inaccessible (1988-1989). À l’Est, à Sobotka en Bohême (République tchèque, 1991) Casa sotto La Luna (Maison sous la lune) l’éclatement d’un cercle est dédié à la lune. De telles figures énigmatiques s’inscrivent dans la pensée emblématique, où l’image enferme une idée. Ainsi, ses édifices se présentent comme des enclos, soustraits à la logique de l’économie de l’art et des musées par le choix de ces lieux à l’écart. Tel Le Phare d’Islande, luisant, érigé en l’an 2000, qui éclaire en leur milieu des terres comme une lampe en plein jour. Comme cette bougie sur la table de bois allumée en plein été dans son atelier de Torrechiara qui nous parle de cette autre lumière transperçant la nuit. L’atelier, lui aussi, est symbolique : une maison en briques rouges pleines, un carré parfait aux dimensions solides en haut de la colline.

L'exposition

Le « cœur » de Parmiggiani est exposé du 12 au 31 mai, du lundi au jeudi de 9 h à 13 h et de 15 h à 17 h 30, le vendredi de 9 h à 13 h et de 14 h à 16 h 30 ; entrée libre. Institut culturel italien, 7 rue Schweighaeuser, Strasbourg, tél. 03 88 45 54 00.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Claudio Parmiggiani, du désastre est née la lumière

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