Partie à Los Angeles pour ouvrir son horizon et échapper à la frénésie qui entoure désormais son travail, la peintre développe une œuvre intense et troublante à la fois.
Ce matin vers 9 heures, comme à son habitude, elle a quitté la maison qu’elle loue sur les hauteurs de Los Angeles où elle s’est installée voilà plus de deux ans. Elle a pris sa voiture et s’est rendue à l’atelier. Jadis, elle n’aimait pas l’idée de conduire mais, là où elle vit maintenant, elle en a très vite mesuré la nécessité. Elle a donc passé son permis et acheté aussitôt une Jeep. Si elle ne cache pas qu’au début, elle était terrorisée de prendre le volant, elle avoue adorer ça aujourd’hui. Claire Tabouret est quelqu’un qui aime se lancer des défis. Elle fait preuve d’une détermination qui est parfois mal vécue par les autres tant elle est capable de prendre des décisions violentes qui remettent tout en question du jour au lendemain.
Elle a ainsi successivement quitté la Galerie Isabelle Gounod, qui lui avait mis le pied à l’étrier, pour aller chez Bugada & Cargnel, puis, quelque temps plus tard, son propre pays où elle commençait pourtant à être connue pour aller vivre à L.A. Vivre ailleurs, autre chose, ne pas se laisser enfermer par la routine : Claire Tabouret n’est pas velléitaire, loin de là. Elle a tout simplement de l’ambition, entendu au meilleur sens du mot quand cela qualifie une attitude résolue à atteindre l’objectif que l’on s’est donné. Le but avoué de Claire Tabouret est de faire œuvre et de l’imposer au meilleur rang possible, sans faire de concession, un peu comme un sportif en quête de la médaille d’or, son Graal à elle.
À propos d’or, justement, la jeune peintre a eu la chance que son travail rencontre le regard de François Pinault. On sait le rôle de prescripteur que ce dernier exerce et cela n’a évidemment pas manqué d’opérer sur la carrière de Tabouret. Toute mesure gardée, toutefois : si elle n’a pas fait fortune, il faut dire que cela a arrangé considérablement son quotidien et que, depuis lors, ce sont plutôt les collectionneurs qui attendent qu’il y ait des œuvres disponibles que l’inverse. Bien heureusement, Claire Tabouret a la tête sur les épaules et elle ne s’est pas laissé enivrer par « l’infatigable succès », pour reprendre les mots d’Anne-Cécile Sanchez dans un récent portrait paru dans Le Journal des Arts, qui est le sien depuis ce jour de 2013 où le collectionneur a jeté son dévolu sur elle.
En 2006, le diplôme des Beaux-Arts de Paris en poche et après une année passée comme boursière à la Cooper Union School of Art de New York, il lui reste à faire son trou. Elle le sait, c’est toujours une affaire de temps et, comme tout artiste débutant, Claire Tabouret le prend. Elle met alors en place au fil des ans les prémices d’un vocabulaire plastique qui se décline tour à tour à l’ordre de paysages, de radeaux et de cabanes, noyés dans une troublante lumière grise, puis de maisons inondées, dessinées à l’acrylique diluée sur papier, à grand renfort de petits traits juxtaposés dont les tons bleus violacés suggèrent un climat mystérieux. Il y va d’une peinture qui semble vouloir conjuguer le spectral et l’universel mais qui est surtout portée par la recherche d’une lumière propre, singulière, interne à la matière même et que l’image fait sienne. Une peinture qui interpelle certains collectionneurs dès sa première exposition personnelle en 2010 par quelque chose d’une présence/absence d’une grande prégnance.
De résidences d’artiste en expositions de groupe, Claire Tabouret a tout le loisir de développer son travail. Elle lui donne une nouvelle inflexion au début des années 2010 en le nourrissant notamment de toute une iconographie de figures – jusque-là absentes – qui en appellent tant au monde de l’exil que de l’enfance, voire d’une mémoire empruntée à toutes sortes d’archives récupérées ici et là. En 2011, l’artiste bénéficie d’une résidence à Marseille qui lui donne l’occasion d’une réflexion sur l’idée de voyage. L’appel de l’inconnu la conduit à vouloir embarquer sur un cargo pour faire la traversée de la Méditerranée jusqu’en Algérie. Ce qu’elle fait, mais sans y poser pied, juste un simple aller-retour comme une expérience in abstracto. La série de tableaux qu’elle en tire (Le Départ, Le Passeur, Les Solitaires, etc.) présente différentes embarcations, chargées de figures fantômes, naviguant dans un espace quasi nocturne. Elle traite somme toute de la destinée humaine. À l’instar de la série d’Autoportraits qu’elle a réalisés quotidiennement en 2012, alors qu’elle était en résidence à Pékin, à Yishu 8.
Qu’il s’agisse de cette série d’étranges bambins à la bouche barbouillée de peinture (Mangeurs, 2013-2014), de ces enfants comme recouverts d’une seule et unique Grande Camisole (2014) ou de ces sculptures céramiques dont les personnages en buste sont directement extraits de ses tableaux, les figures de Tabouret n’ont rien de serein. Elles s’offrent à voir dans un rapport de résistance et de violence contenue qui les lie entre elles, et ce que l’artiste vise à exprimer, c’est l’énergie qui gronde en elles et qui confère aux individus une « identité mouvante ». C’est là un concept qui fonde la démarche de Claire Tabouret et qui trouve écho dans le travail qu’elle décline notamment à l’appui de trois grandes figures qui la hantent, des personnalités à la biographie chargée qu’elle convoque plus ou moins explicitement pour étayer son propos.
Il en fut tout d’abord d’Isabelle Eberhardt, écrivaine engagée, décédée dans la débâcle d’un torrent furieux, dont la figure complexe n’a de cesse d’interroger l’artiste et qui traverse régulièrement l’œuvre de la peintre sous la forme de portraits. Il en a été ensuite d’Agnes Martin, figure culte d’une forme de peinture minimaliste, qui s’est retirée pendant plusieurs années dans la montagne et dont il existe une magnifique photo la montrant de dos devant une toile vierge. Claire Tabouret en a déduit un tableau qui introduisait sa dernière exposition chez Bugada & Cargnel en décembre 2016. Intitulée « Battlegrounds », celle-ci actait son installation américaine en présentant tout un éventail de figures, plus colorées qu’à l’ordinaire, qui questionnait la position de l’artiste face au monde. Il en a été enfin de l’exposition « Éclipse » qu’a présentée Claire Tabouret à la Night Gallery de Los Angeles au début de l’année, où elle a introduit la figure de Robert Walser. Écrivain suisse, il était l’auteur de romans « microgrammes », écrits si petits qu’on le prenait pour un fou, d’autant plus que, dépressif, il s’était fait volontairement interner pour travailler à l’écart de la société.
La voilà à Rome, à la Villa Médicis, en duo avec Yoko Ono. Outre qu’elle y fait écho à l’œuvre de l’artiste Fluxus, Painting to Be Stepped On de 1988, il plaît surtout à Claire Tabouret d’y faire entrer une série de peintures au sujet de figures féminines, toujours tenues à l’écart de la noble institution. La voilà ensuite à Thiers, au Creux de l’Enfer, sous l’autorité de « Neptune », titre de l’exposition qu’elle y a imaginée autour du thème de l’eau par rapport à ce lieu construit sur un torrent dont la force gronde par-dessous. Isabelle Eberhardt en sera, entre autres ! L’eau, sinon l’idée de flux, parcourt d’ailleurs toute l’œuvre de la peintre : « Là où j’habite, à Los Angeles, tu tournes le dos au monde et tu regardes l’océan, tu es au bout du monde », dit-elle en souriant.
La voilà enfin, fin août, de retour à Marseille, à la Friche de la Belle de Mai, avec une série de peintures sur la figure des Migrants et un ensemble tout frais instruisant les termes d’un dialogue entre la vieille cité phocéenne et la moderne L.A., tout en prenant soin de montrer comment ses œuvres, puissamment stratifiées, trouvent leur source à l’aune de toutes sortes d’archives et de documents. Un rapport au temps qu’illustre encore la fresque qu’elle vient de terminer pour la chapelle du château de Fabrègues, propriété de l’architecte d’intérieur Pierre Yovanovitch. Une actualité pour le moins chargée qui ne lui laisse guère le temps de rien et qui connaîtra son acmé avec une imposante exposition personnelle à l’automne, au Yuz Museum de Shanghai. Passé toutes ces étapes, Claire Tabouret aura tout le loisir d’aller se retirer dans son désert.
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Claire Tabouret - « Identité mouvante »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°702 du 1 juin 2017, avec le titre suivant : Claire Tabouret - « Identité mouvante »