C’est en Bohème du Sud, à 180 km de Prague, que se cache le château de Cesky Krumlov, un bâtiment Renaissance qui abrite un magnifique théâtre baroque. Visite privée de ce lieu de rêve et d’illusions dont le rideau s’est ouvert en 1768 pour se refermer quarante ans plus tard. Il revit aujourd’hui en accueillant, chaque été, des festivals de musique et de théâtre.
Qui suis-je ? Le deus ex machina de ce lieu. Ceci pour que d’emblée vous sachiez que si je suis prêt à vous dire tout ce que je sais, je ne vous dirai sans nul doute pas tout ce qu’il faut savoir. Ce qui est sans importance. Qui d’autre que moi qui suis une convention invisible peut exactement rendre compte de l’essentiel de ce lieu d’illusion. Ou d’illusions. Illusion qui ravit. Illusions qui émerveillent. Je peux dans ce théâtre, côté cour, par la chute de boulets de pierre dans un profond caisson de bois faire gronder un tonnerre qui inquiète, je peux interrompre un intermède de l’orchestre par une averse. Vous lèverez les yeux vers le ciel, surpris d’entendre une pluie que vous ne verrez pas tomber – sans savoir qu’il me suffit de tourner un cylindre de tôle dans lequel résonne un sable sec. Je peux faire jaillir le jet d’eau de la fontaine d’un profond jardin. Un simple baquet de bois, une cuvette de tôle, une pompe rudimentaire, une tuyère et une vidange me suffisent. Je peux encore provoquer d’une seconde l’autre l’éruption d’un volcan – j’ai recours, vous le soupçonnez, à des feux de Bengale. Je peux par les trappes ménagées dans le plateau faire apparaître tous les dieux ou tous les monstres. Je peux... Je peux tout. Non. Je mens. (Ou m’emporte. Ce qui revient au même.) Il est une chose que dans ce théâtre de Cesky Krumlov, je ne peux faire, c’est que le Temps y tienne encore un rôle. Le Temps ici est à l’arrêt. Le Temps a fait son entrée en scène dans ce théâtre de Cesky Krumlov par la volonté du prince Josef Adam de Schwarzenberg exprimée en 1765. Lorsque ce prince a alors fait construire cette nouvelle salle achevée en 1768. Et le Temps a cessé de tenir ici son rôle, a cessé de passer, lorsqu’au début du siècle suivant le théâtre n’a plus été loué pour quelques années encore qu’à des troupes de passage. Si prince Josef Adam de Schwarzenberg a ordonné la construction de cette nouvelle salle, c’est parce que le théâtre avait depuis des siècles toute sa place à Cesky Krumlov. On m’a rapporté que le 16 mai 1588, à l’occasion de l’inauguration du nouveau bâtiment du collège des Jésuites dans la rue Horni, une représentation d’Euripus avait été donnée. On m’a assuré encore que les Jésuites disposaient d’un théâtre de bois dans la cour du collège en 1613. Mais il ne reste rien des théâtres de ce collège... Par la volonté du prince Jan Kristian d’Eggenberg, un premier théâtre fut construit dans le château même en 1680. A l’évidence, la scène installée cinq ans plus tôt dans la Salle des Cerfs du château n’était plus à l’échelle des désirs de ce prince. Celui-ci respectait assez les comédiens pour tenir compte des exigences particulières de leur art. Aussi voulut-il qu’eux-mêmes puissent les imposer aux architectes comme aux artisans employés sur le chantier ou aux musiciens encore. Je ne le souviens guère que de peu de noms des comédiens de la troupe permanente entretenue par ce prince... Jan Valentin Petzold... Jan Krystof Perneker... Jan Jiri Göttner... (Qui se souvient d’eux ? Le rideau de l’oubli tombe vite sur la gloire des acteurs.) Cette troupe ne se dispersa qu’en 1691. La bibliothèque du château rassembla alors jusqu’à quelque 600 volumes de pièces. On y trouvait des textes de Lope de Vega comme de Shakespeare, de Molière comme de Calderon, de Marlow comme de Corneille ou de Racine... On y trouvait des pièces de Dancourt. On y trouvait qui plus est les partitions d’opéras italiens de Pallavicino ou de Pollarolo ou de... Je vous épargne une énumération trop longue. Sans doute le prince Jan Kristian d’Eggenberg rapportait-il de telles partitions de ses fréquents voyages à Venise. Non loin de cette ville, il possédait le domaine de Gradisca. Si le prince Josef Adam de Schwarzenberg ne disposait pas d’une pareille villa sur ce que l’on nomme à Venise la terre ferme, sa passion du théâtre et de l’opéra n’était pas moins grande. Indice de cette passion, il rassembla des œuvres de Gluck, de Philidor, de Magni, de Piccini, de Scarlati, de Gasmann, de Sarti, de Jirovec, de Paisiello, de Salieri... Des milliers de partitions. (Toutes, faut-il seulement le préciser, n’ont pas été jouées.) Autre indice encore, c’est par sa volonté qu’en 1748 fut décorée dans le château même la Salle des Masques.
Au-delà des portes, dans les escaliers, les loges, espaces peints, espaces feints, leurres qui trichent et jouent avec le regard, des personnages de la comedia dell’arte, du théâtre français, vous dévisagent et vous interpellent. Ne vous retournez pas. C’est bien à vous qu’ils s’adressent. Ils sont l’invitation la plus pressante et la plus convaincante qui soit. Ils vous assurent que le théâtre dans lequel vous entrez est la seule réalité qui vaille : celle de l’illusion. Il vous invite aussi à vous souvenir, si vous le voulez bien, que l’étiquette qu’implique la vie d’une cour princière dans ces années impose que chacun tienne son rôle. La cour, toute cour, est un théâtre.
L’architecte auquel le prince Josef Adam de Schwarzenberg confia la construction du nouveau théâtre fut, si je ne me trompe, – les archives sont, je le soupçonne, aussi imprécises que ma mémoire – Andrea Altomonte. Il avait alors la charge d’ingénieur de théâtre à la cour impériale de Vienne. C’est le charpentier viennois Vravrinec Makh qui réalisa l’ensemble de la machinerie. (En particulier, il élabora cet extravagant arbre en bois hérissé de leviers d’où partent des cordes vers tous les châssis de coulisse, les unes tendues directement, les autres passant par des poulies, de telle sorte que par un seul mouvement de cet arbre-ci, en un instant le décor d’une rue se substituait à celui d’une cabine privée, qu’en un instant un port prenait la place d’une forêt, qu’un camp militaire se changeait en prison.) Comme le rideau de scène, l’ensemble des décors fut peint par Johann Wetschel et Leo Märkl. L’un et l’autre avaient déjà fait leurs preuves sur plusieurs scènes de Vienne. Ils y avaient été quelques années plus tôt élèves à l’Académie des Beaux-Arts. Je ne sais rien d’autre d’eux, mais qu’importe. Les uns et les autres ne se privèrent bien sûr pas de tenir compte des préceptes essentiels publiés par Ferdinando Galli-Bibiena dans son livre qu’il ne faut pas hésiter à qualifier de traité, Archittetura civile preparata sulla geometria ridotta alla prospettiva. Cet ouvrage avait été publié en 1711 à Parme. Il me faut donner ici quelques précisions. Plutôt que de laisser s’ordonnancer l’espace selon un seul et unique point de fuite, il mit en place une perspective oblique, la veduta per angolo. Celle-ci, à la place d’une convergence unique qui, Francesco Algarotti le reconnut dans son Saggio sopra l’opera in musica publié en 1763, « achève l’imagination du spectateur », donne tout au contraire sur un espace où tout est biaisé, où les points de fuite semblent se dérober pour entraîner le regard du spectateur au sein même de l’action qui se donne. Prenez maintenant place sur l’une des banquettes du parterre. Prenez place si vous le préférez à la galerie. Ecoutez, les instruments s’accordent. Les conversations se poursuivent encore. Des éclats de rire parfois. Puis-je vous demander de fermer les yeux ? Deus ex machina de ce théâtre ouvert en 1768, je m’adresse à vous au-delà des siècles. Et je crains que vous ne sachiez plus rien de ce que furent les lumières d’un pareil théâtre. Plus rien de la sensation éprouvée lorsque tout à coup, dans la salle qu’éclairent des bougies, monte grâce à un treuil une rampe dont les lampes à huile serrées les unes contres les autres éclairent subitement le rideau de scène. Savez-vous ce qu’est le singulier silence que provoque la montée du rideau de scène dans les cintres, lorsque tout à coup les flammes des bougies vacillent ? Pouvez-vous reconnaître ce qu’est alors l’apparition de l’éclat singulier d’une robe à la turque dans le tissu de laquelle des éclats de miroir ont été cousus ? Fermez les yeux, je vous en prie. Pour voir ce que fut ce théâtre pendant quelques brèves dizaines d’années...
Le rideau s’est levé en 1768 sur cette scène de Cesky Krumlov et il est redescendu à peine quarante ans plus tard. Rien n’a depuis lors changé. Dans ce théâtre-ci, dans ce théâtre de Cesky Krumlov, avec les 11 perspectives comme avec les quarante frises dont je dispose encore, avec les quelque 540 pièces de costumes ou la centaine d’accessoires qui demeurent, c’est le seul spectacle, c’est le spectacle unique d’un Temps à l’arrêt que je peux ordonnancer encore. Celui de la Mémoire.
La pittoresque ville de Cesky Krumlov se situe en Bohême du Sud, à 180 km au Sud de Prague, à proximité de la frontière autrichienne et non loin de la ville de Ceske Budejovice. Son château Renaissance qui abrite le théâtre baroque se visite et accueille en été des festivals de musique et de théâtre.
International Music Festival, du 2 au 24 août.
Avec des œuvres de Mozart, Schubert, Haydn, Verdi, Ravel...
Pour tout renseignement : Office du tourisme de la République tchèque, 18, rue Bonaparte, 75006 Paris (ouvert l’après-midi), tél. 01 53 73 00 32 ou www.visitczechia.cz
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Cesky Krumlov
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°538 du 1 juillet 2002, avec le titre suivant : Cesky Krumlov