Le palais des Beaux-Arts de Bruxelles présente une importante exposition consacrée à la figure de Vénus.
Initiée par le philosophe et romancier Umberto Eco, « Vénus dévoilée » qui est centrée sur la Vénus d’Urbino de Titien, montre ce qui fait de cette œuvre le symbole d’un lieu et d’une époque, et le point de départ d’une riche filiation. L’occasion de se pencher sur ce mythe ancestral et sa représentation, et de s’entretenir avec Umberto Eco de sa vision personnelle du musée idéal.
Symbole de beauté, d’amour et de féminité, la figure de Vénus trouve son origine dans la mythologie grecque. À l’aube des temps, Gaïa, la Terre, naquit du chaos primordial et engendra Uranus, avec lequel elle s’unit. Un jour, le titan Saturne, son plus jeune fils, muni d’une faucille en silex, se jeta par surprise sur son père et l’émascula. De la semence répandue dans la mer naquit Vénus, appelée en grec Aphrodite, qui signifie littéralement « jaillie de l’écume ». Dès l’Antiquité, la naissance de Vénus devient un motif très populaire. Souvent associée à Cupidon, mais mariée au forgeron Vulcain, on lui prête de nombreuses passions adultères, entre autres avec les mortels Anchise, Adonis et surtout Pâris. Toutefois, l’épisode le plus célèbre reste celui qui la voit s’unir au dieu Mars. Raconté pour la première fois dans l’Odyssée d’Homère, ce mythe, à l’inverse d’autres récits, bénéficia d’un préjugé favorable, car il prouve la puissance de l’« amour qui triomphe de tout », selon la formule de Virgile. Si aujourd’hui encore Vénus éveille l’imagination, elle le doit en grande partie à Ovide et ses Métamorphoses.
L’importance de Vénus dans l’histoire de l’art est capitale et dépasse largement le cadre des légendes. En effet, elle fixe les repères dans la représentation du nu féminin, et ce grâce à Platon. Ainsi, dans Le Banquet, l’un des convives affirme l’existence de deux Vénus, qu’il nomme Céleste et Vulgaire, ou bien selon leurs titres ultérieurs, « Vénus Coelestis » et « Vénus Naturalis ». Comme le déclare Kenneth Clark dans son ouvrage sur le nu, « cette brève allusion, parce qu’elle symbolisait un sentiment humain profondément enraciné, ne fut jamais oubliée, et devint un principe de la philosophie du Moyen Âge et de la Renaissance ; elle est la justification du nu féminin » (Kenneth Clark, Le Nu, Hachette, 1998). Se succèdent alors dans l’histoire deux manières de considérer Vénus, l’une, objet de désir transcendé, dont la beauté symbolise le bon et le bien et qui fait de l’amour une valeur morale, et l’autre, dont la physionomie sensuelle est synonyme de perfidie et de luxure. Au Moyen Âge, elle apparaît comme l’incarnation suprême des risques associés à la beauté et au plaisir, et il faut attendre le regain de la culture classique de la Renaissance pour que certains philosophes érudits décident de lui restituer les attributs divins qui lui appartenaient. C’est dans ce contexte que Marcile Ficin, humaniste italien qui ne pouvait croire qu’une telle perfection de formes fût nuisible, composa une série de commentaires et de réinterprétations autour du Banquet de Platon, faisant de Vénus une déesse de l’amour magnifiée et détachée de la terre. De cet arrière-plan naquit la vision de
Botticelli avec Le Printemps puis La Naissance de Vénus, datant des environs de 1485, et qui apparaît comme une des tentatives les plus précoces et les plus réussies pour concrétiser cette beauté idéale. Durant les deux premières décennies du XVIe siècle, l’image définitive de Vénus s’élabore. Grâce à la diffusion des gravures de Marc Antonio, reproduisant des œuvres antiques, la représentation de la Vénus de la haute Renaissance se fixe à Venise. Le nu vénitien classique est inventé par Giorgione, auquel on attribue La Vénus de Dresde, terminée en 1510 par Titien, dont il emprunte l’image de la femme nue au corps abandonné pour sa fameuse Vénus d’Urbino, peinte en 1538.
C’est ce somptueux tableau issu de la collection des Offices de Florence qui est au centre de
l’exposition. La Vénus de Titien interpelle le spectateur de son regard qui reçoit presque une invitation à se joindre à son intimité. En ce sens, la comparaison entre le tableau de Giorgione et celui de Titien semble résumer à elle seule toute l’opposition séculaire entre la Vénus céleste et la Vénus terrestre, cette dernière transfigurant ici le sens de la première. Aujourd’hui encore, de nombreux mystères planent sur cette œuvre qui pourrait prendre pour modèle une courtisane. D’un autre côté, par la présence de certains objets comme le coffre, on lui prête la valeur d’une allégorie de la fidélité conjugale et familiale. Toutefois, l’époque de Titien, qui voit se développer toute une philosophie nouvelle de l’amour et de la sexualité, semble donner certains indices. Le poète l’Arétin, proche du peintre, écrit ses Dialogues amoureux. L’industrie de la cosmétique prend de l’importance, et de manière générale, on commence à croire que la représentation de la beauté considérée sous l’angle érotique, plus particulièrement si l’image est Vénus, favorise la fécondité de l’épouse. Autant d’éléments que le tableau catalyse et qui sont amplement détaillés dans l’exposition. Ainsi, cette image de la femme épanouie dans la tiédeur et la douceur de son corps apparaît comme une célébration sans réserve d’un vécu amoureux élevé au plan de la grande poésie érotique. D’un point de vue purement formel, l’organisation du tableau participe elle aussi d’un phénomène singulier, qu’on pourrait qualifier d’abstraction dans le figuralisme. La femme allongée est entourée d’un cadre sombre, qui, après analyse, ne peut s’apparenter à aucun objet réel. À ce sujet, se reporter aux analyses de Daniel Arasse, in On n’y voit rien, (Descriptions) chez Denoël. En opérant de la sorte, le peintre a littéralement mis en scène le modèle, faisant de la chambre, le lieu, non pas de Vénus, mais de l’icône de Vénus et peut-être même du tableau qui l’immortalise. Avec ce tableau dans le tableau, Titien fait de cette figure un emblème, qui n’a, dès lors, cessé d’inspirer les artistes jusqu’à aujourd’hui. Encore au XXe siècle, de nombreux peintres ont utilisé cette même pose comme référence. Ainsi, par exemple, René Magritte qui peint en 1925 La Baigneuse en substituant au visage de la déesse, celui de l’actrice Louise Brooks. Paul Delvaux, Giorgio De Chirico ou encore Picasso, et bien d’autres artistes avant eux, en feront de même, interprétant à leur manière le mythe.
« Vénus dévoilée » se tient jusqu’au 11 janvier 2004, du lundi au dimanche de 10 h à 18 h, jeudi jusqu’à 21 h ; fermé le 25 décembre et le 1er janvier. BRUXELLES, palais des Beaux-Arts, rue Ravenstein 23, tél. 02 507 85 94.
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Célestes Vénus
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°553 du 1 décembre 2003, avec le titre suivant : Célestes Vénus