En réunissant des tirages d’époque, nombre de ses meilleures épreuves, des films, des livres, des portfolios,
des documents personnels mais aussi certains des dessins qu’il produit depuis 1974, l’exposition consacrée à
Henri Cartier-Bresson à la Bibliothèque nationale de France offre une vision exhaustive de l’homme et de son œuvre. Pour cerner au plus près la sensibilité et les engagements de celui qui incarne, à lui seul, cinquante années d’histoire de la photographie.
« La photographie est pour moi l’impulsion spontanée d’une attention visuelle perpétuelle, qui saisit l’instant et son éternité. Le dessin, lui, par sa graphologie élabore ce que notre conscience a saisi de cet instant. La photographie est une action immédiate ; le dessin une méditation. » Lorsque Henri Cartier-Bresson écrit ces mots en 1992, il ne se consacre plus qu’au dessin et a délaissé la photographie depuis près de vingt ans. Les deux pratiques ont à ses yeux autant d’importance, même si, au regard de l’ensemble de sa production et de ce qui fait sa célébrité, l’artiste apparaît d’abord comme l’un des plus importants photographes du xxe siècle. Né en 1908 à Chanteloup, il étudie la peinture avec André Lhote à Paris en 1927-1928 et se destine à être artiste. À vingt-deux ans, il part pour l’Afrique. Après deux ans passés en Côte-d’Ivoire, il revient en Europe où il prend ses premières photographies avec le Leica qui ne le quittera plus. C’est l’époque où Cartier-Bresson définit l’acte photographique comme l’art de « l’instant décisif », du « flagrant délit ». Saisir l’instant en une image, donner à partir d’une seule scène l’essentiel d’une histoire, devient son leitmotiv. Il ne pense pas encore en terme de reportage. Ce sont des images uniques, qui se suffisent à elles-mêmes et existent en dehors de tout ensemble. Dès 1932, Cartier-Bresson reçoit ses premières commandes pour Vu et Harper’s Bazaar qui marquent les débuts de sa carrière de photojournaliste. Selon lui, la plus petite chose peut être un grand sujet. Avec respect, il s’intéresse avant tout aux gens, en particulier lors de ses voyages, au Mexique (1934), aux États-Unis (1935), en Chine (1948), en Indonésie (1949), à Cuba (1973)... Il est le premier photographe occidental à être admis en URSS en 1954 et y retourne dix-neuf ans plus tard, en 1973. Comme chez Robert Doisneau, son grand ami, son humanisme porte l’œuvre au-delà du réalisme. De l’Afrique des années 1920 à la mort de Gandhi, du Paris libéré à la victoire du communisme en Chine, son œuvre embrasse le monde et en est l’un des plus beaux témoignages. La vie est montrée dans ce qu’elle a de plus simple – vues de Paris (Île de la Cité, 1952) et de Londres, promeneurs, quais dans la brume... – comme dans ce qu’elle a de plus cruel et de plus dur (l’Allemagne des camps). Rue Mouffetard, Paris, 1954, qui montre un petit garçon le sourire en coin et les yeux pétillants marchant dans la rue en tenant deux bouteilles de vin, est l’une des images les plus connues du public, devenue une véritable icône de la photographie en noir et blanc. Cet aspect populaire de l’œuvre de Cartier-Bresson est très important. Il est naturel que ses œuvres, nées de la rue, retournent à la rue et que tout le monde puisse se les approprier. Dans le photoreportage, si la démarche n’est pas exactement la même, puisqu’il y a la dimension documentaire, il s’agit aussi de toucher le plus grand nombre. Son œuvre est la preuve que l’on peut être un photographe populaire sans perdre son âme et céder à la facilité, être à la fois reconnu par le grand public et par les spécialistes. Parce qu’il se dégage toujours de ses clichés une pudeur et un regard sur les choses qui n’est jamais celui d’un voyeur, mais d’un observateur passionné et curieux pour qui l’appareil photographique est, selon ses propres mots, un carnet de croquis. Dans le portrait, qu’il ne veut jamais posé, la priorité reste la même, l’instantané. Ne laissant pas s’établir avec le modèle une relation trop intime, le photographe saisit la première impression que lui évoque le visage. C’est souvent la plus juste. Ses portraits visent à rendre l’identité plus que la ressemblance. Ceux de Matisse, de Picasso, de Bonnard, sont parmi les plus célèbres. Tout comme ceux des écrivains Truman Capote, Elsa Triolet ou Eugène Ionesco. Le portrait qu’il fait d’Alberto Giacometti en 1961 est étonnant. L’artiste semble marcher au rythme des deux sculptures qui l’entourent. Une sorte de mimétisme qui fait se fondre, dans le flou du mouvement, Giacometti et son œuvre.
Des images comme des icônes
En photographie, la lumière, le contraste, le cadrage sont des éléments porteurs de sens, au même titre que le sujet. Fond et forme sont indissociables, l’un étant toujours au service de l’autre. Là encore, il y a un rapport au dessin. Photographier, c’est, selon Cartier-Bresson, savoir reconnaître dans la réalité ce qui la structure : les valeurs, les rythmes de lignes et de surfaces. L’œil de l’artiste analyse et découpe ce qu’il voit, en perçoit des axes de construction. « Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait, et, de l’autre, d’une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait. » Madrid, 1933 en est un bel exemple. Cette image peut se lire à plusieurs niveaux, comme un tableau ou comme une scène de rue. La composition, très picturale, est rythmée par un jeu de carrés, de figures, de blancs, de noirs et de gris. Un fond d’œuvre abstraite. C’est aussi, par le premier plan, une scène réaliste avec le petit garçon qui fixe malicieusement l’objectif et l’homme bedonnant qui marche derrière. Le contraste est fort entre l’espace du mur, très pur, géométrique, et la scène qui se déroule devant. Autre exemple d’image très construite, Salerne, 1933. Un espace clos structuré par des surfaces d’ombre et de lumière, où les matières lisses et rugueuses contribuent à donner un aspect très plastique. Ces caractéristiques formelles renforcent l’aspect dramatique et étouffant d’une scène pourtant très dépouillée, presque vide, réduite à l’essentiel : des murs, un enfant, un canon. Parce qu’il veut laisser sa place à l’inconscient et au hasard, ses photographies ne sont jamais fabriquées, ni mises en scène, pas même recadrées, elles sont vraies et par là même émouvantes ou surprenantes, comme celle prise devant la forteresse Pierre et Paul, à Leningrad, en 1973. Cartier-Bresson photographie un homme presque nu face à une immense muraille, semblant en méditation. L’image reste mystérieuse, irréelle et inattendue. Souvent, ses images apparaissent comme des icônes, rendant compte immédiatement de l’essentiel d’un sujet. Avec des instants de grâce et de poésie, telles ces femmes voilées photographiées dans les vallées du Cachemire en 1948. L’une d’elles, debout et de dos, tend les mains vers le ciel. La composition est magnifique, un instant fixe et pourtant intemporel.
Une œuvre symbolique et émouvante
Les clichés de Cartier-Bresson sont des regards sur l’événement, bien au-delà du document d’archive, symboliques et émouvants : Faulkner juste avant sa disparition, l’ultime portrait de Gandhi, assassiné une heure après la prise de vue, mais aussi les derniers instants de la Chine d’avant Mao, la fin de l’Inde britannique. Autre exemple, la photographie prise en 1944 d’un camp de déportés, où une femme reconnaît l’indicatrice de la Gestapo qui l’a dénoncée. Cette image bouleversante, plus que tout autre document, en fixant la douleur et la haine sur le visage, parvient à décrire de façon intense tout un pan de l’Histoire. De 1940 à 1943, Cartier-Bresson est retenu en captivité en Allemagne (il s’évade en 1943) et ne peut prendre aucun cliché. C’est à partir de 1944 que son œuvre s’accomplit pleinement, trois décennies durant. En 1947, il fonde avec Robert Capa, David Seymour et George Rodger l’agence coopérative Magnum, qu’il quitte en 1966. Ce qui l’intéresse par-dessus tout, ce sont les comportements humains. L’événement est toujours saisi par l’intermédiaire de la rue, il nous montre comment il est vécu. En parcourant l’ensemble de sa production – et cette vaste rétrospective nous en offre l’occasion –, surgit une évidence : Cartier-Bresson a toujours été là au moment précis où l’Histoire s’écrit ou bascule, à ces fameux « instants décisifs ». Qu’il photographie le regard d’un gamin ou le drame de tout un peuple, son œuvre semble traversée de la même passion et du même désir. Celui, sans doute, de faire aimer un peu plus le monde et les gens.
Pudique et discret, Henri Cartier-Bresson protège et contrôle son image ; ses autoportraits sont très rares et peu de photographes ont eu le privilège de réaliser des portraits de lui. Depuis longtemps, la galerie Françoise Paviot s’intéresse à ceux-ci, dans une démarche passionnée, proche de l’obsession. Au hasard des ventes aux enchères, des rencontres et des échanges avec des collectionneurs, amis, artistes, écrivains…, elle est parvenue à réunir un ensemble de portraits de Manuel Alvarez Bravo, Robert Doisneau, Eli Lotar, Dorothy Norman, Dennis Stock, René Burri… Souvent inédits, ils sont présentés aujourd’hui à la galerie, en parallèle à l’exposition de la Bibliothèque nationale de France. - PARIS, galerie Françoise Paviot, 57 rue Sainte-Anne, IIe, tél. 01 42 60 10 01, www.paviotfoto.com, 15 avril-14 juin.
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Cartier-Bresson, face au monde
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Abonnez-vous dès 1 €L’exposition « De qui s’agit-il ? » est ouverte du 30 avril au 27 juillet, du mardi au samedi de 10 h à 19 h, le dimanche de 12 h à 19 h, fermé le lundi et les jours fériés. Plein tarif : 5 euros, tarif réduit : 4 euros. Entrée avec visite guidée (jeudi et samedi à 14 h 30) : 8,5 euros. Réservations visites guidées, tél. 01 53 79 87 93. Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, grande galerie, quai François Mauriac, Paris, XIIIe, tél. 01 53 79 59 59.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Cartier-Bresson, face au monde