Le procès de Carolus-Duran (1837-1917) a été jugé dès son vivant. Sa condamnation à la honte perpétuelle, maintenant que l’appel est possible dans toutes les cours d’assises, peut-elle être révisée ? C’est tout l’intérêt des expositions qui lui sont consacrées par les musées du Nord et particulièrement celle du palais des Beaux-Arts de Lille.
Que reprochait-on en somme à Carolus-Duran ? D’avoir eu du talent et pas de génie ou plus exactement d’avoir fait croire qu’il avait du génie, d’avoir trompé le vain peuple qui préfère chaque fois la fausse bonne peinture. Comme Gervex, Carolus-Duran aurait servi de leurre. Il était le Barabbas auquel on a sacrifié le dieu Manet.
C’est ce que ne cessera de dénoncer Zola.
« Carolus-Duran, écrit-il en 1875, est un homme habile. Il rend Manet compréhensible au bourgeois. C’est un artisan adroit qui sait comment flatter le maximum de gens. » En 1878 Zola revient à la charge et stigmatise à nouveau celui qui savait si bien « passer pour un original sans l’être ». On trouvera chez Octave Mirbeau une même dénonciation. Carolus-Duran n’est pas seulement l’insolent et dérisoire sosie de Manet mais tout autant celui de Rubens ou de Vélasquez dont il ose se réclamer. Or « ni Rubens ni Vélasquez ni personne ne lui ont révélé leurs secrets » écrit Mirbeau dans son compte rendu du Salon de 1885 et « si M. Carolus-Duran avait en lui de quoi être lui-même, il y a longtemps qu’à son sujet, on n’évoquerait plus de noms antérieurs sous lesquels il demeure naturellement écrasé ». Puisque les juges vont par trois, citons le président Focillon : « Le succès et les honneurs, un faux apparat et une gloriole de mondanité éventèrent le talent de ce séduisant gentilhomme aux belles mains trop adroites. »
Il reste que Carolus-Duran a su séduire et les séducteurs ont bien un charme. Une vraie et sympathique gloire l’a accompagné. Quand il reprend la direction de la Villa Medicis en 1904, il est applaudi par les pensionnaires. Ce fils du peuple lillois, formé dans les écoles de dessin de la ville, le lauréat en 1862 du prix Wicar, cette bourse qui permettait à un jeune artiste du Nord d’aller à Rome, est un pur produit de la méritocratie locale, comme Carpeaux à Valenciennes, comme Jean-Paul
Laurens à Toulouse. Ce peintre à succès aura vécu la misère, frôlé le drame. Le Convalescent (1860), avec sa chemise pourpre est une « allégorie réelle », comme dirait Courbet, celle des risques de la vocation d’artiste.
Que pouvait-on faire de plus intelligent à vingt-cinq ans que de regarder et chercher à connaître Courbet, Manet, que de faire presque dans les pas de celui-ci, en 1866, le voyage en Espagne à la quête de Vélasquez ? Il appartient de plein droit au « Groupe de 1863 » , tant ses marines ont l’âpreté de celles de Manet. Sa Mlle Sophie Croizette foula en 1873 une place balayée de clartés à la Monet
avec une élégance intériorisée qui ne sera qu’à Whistler.
Qu’est-ce qui s’est donc passé pour que Carolus-Duran reste en dehors de la pléiade impressionniste ? Son engagement dans la voie, jugée méprisable, du peintre, du portraitiste « mondain » mais surtout un goût et une pratique de la couleur qui ne pouvaient que choquer ses amis naturalistes. Devant le portrait ébouriffant de Mme Sainctelette du Salon de 1872, cette rousse magnifique, Zola recule. L’éventail cerise, le nœud jaune, les soies violettes éclatent trop fort pour ceux qui préfèrent la sonatine d’une tache jaune citron sur fond tourterelle. D’autres, comme Jules Claretie, y voyaient « le portrait moderne, la violence de nos couleurs ». N’auraient-ils pas tout autant raison ?
Toute son existence Carolus-Duran vivra un éblouissement, celui du portrait d’Innocent X par Vélasquez, cette épopée du rouge sur le rouge qui plus tard bouleversera Bacon. Les réussites de Carolus-Duran sont chaque fois fondées sur des accords de couleur apparemment impossibles, toujours surprenants. Là était son génie, celui de la couleur « inouïe » , comme disait Claretie. Pensait-il encore à Vélasquez quand il peint en 1886 Nadar, l’homme du noir et blanc, le prince de la photographie en veste rouge sur fond rouge ?
Ce peintre qui jouait de la guitare, qui montait à cheval, qui traversait les salons, pratiquait la dispersion comme un des beaux-arts. Mais il savait au moment décisif se concentrer et peignait, disent les contemporains, avec une énergie, une promptitude qui font penser aux gestuels du xxe siècle. Bien sûr Carolus-Duran déçoit. Pourquoi n’a-t-il pas peint en grand cette esquisse dite « la gloire », ce « souvenir du siège de Paris » où, à l’exception d’un pantalon garance, tout est voué aux couleurs fuligineuses de la mort. Que n’a-t-il poursuivi ses compositions religieuses où le rationalisme du XIXe siècle retrouvait le pathétique de Tintoret ? Mais ces regrets sont absurdes puisque chaque toile de Carolus-Duran relève de la surprise des sens, de l’instant décisif et que là est sa modernité. Il faut s’en tenir à l’explication par la devise que s’était choisie Carolus-Duran : « Aimer la gloire plus que l’argent, l’art plus que la gloire, la nature plus que l’art. »
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Carolus-Duran ou le génie du talent
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Carolus-Duran ou le génie du talent