Savez-vous qu’il existe d’arides livres de comptes ornés des plus belles peintures de Duccio, Simone Martini ou des frères Lorenzetti ? Fasciné par ces œuvres méconnues de l’art siennois
des XIIIe et XIVe siècles qu’il a découvertes en Toscane, le romancier Gérard Macé raconte ici ce voyage surprenant au pays de la lettre et de l’image.
Là-haut comme ici-bas des comptes en équilibre : le bien et le mal dans les balances du ciel, les dépenses et les recettes dans les livres publics, et l’ombre de la tour qui penche comme un fléau pour indiquer les heures du jour... » Depuis des mois j’ai cette phrase en mémoire. Depuis qu’à Sienne l’été dernier, j’ai revu encore une fois ces tablettes illustrées qu’on appelle des biccherne, des tablettes en bois qui reliaient deux fois l’an les livres de comptes, au temps où Sienne était une cité indépendante. L’essentiel de la collection est aujourd’hui abrité dans le Palais Piccolomini, dont les fenêtres donnent sur la fameuse place en forme de coquille ou de paume, et que l’ombre de la tour transforme en cadran solaire, quand la présence de la foule n’en empêche pas la lecture. Mais le portail par lequel on entre se trouve dans l’une des rues dont la courbe épouse celle de la place, dont on aperçoit la pente douce par intervalles. Une fois dans la cour, un ascenseur conduit aux Archives de l’État, puis à travers un dédale de pièces et de couloirs dont les murs sont couverts de hautes bibliothèques, abritant des registres recouverts de parchemin qui sont autant de livres muets, on arrive dans une salle d’exposition presque toujours déserte, même les jours où Sienne est noire de monde. On peut y voir un petit nombre des biccherne conservées, toujours les mêmes, un ensemble choisi qui donne l’impression qu’entre ces murs ont eu lieu les noces de l’art et de l’administration, si ce n’est du profane et du sacré.
Un mot mystérieux venu d’Orient
Le souvenir de ces noces commence par un mystère. Le mot biccherna vient peut-être d’Orient, si l’on en croit certains érudits, puisqu’il y avait à Constantinople un palais des Blacherne où l’on gardait le trésor impérial. Toujours est-il qu’à Sienne, la Biccherna était avec la Gabella l’un des hauts-lieux de l’administration fiscale, et que ces registres conservés à partir de 1257, déposés en 1858 à l’Archivio di Stato, témoignent d’un usage particulièrement scrupuleux des deniers publics. D’abord en registres séparés (le nom et l’effigie du camerlingue ornant le livre des dépenses, les noms et les blasons des assesseurs ornant le livre des recettes), puis en un seul registre soumis au Conseil (sur lequel figurent à la fois l’effigie du camerlingue et les blasons des assesseurs), ces livres de comptes ne se résument pas à des colonnes de chiffres plus ou moins morts. Outre que leurs couvertures en font des objets appartenant de plein droit à l’histoire de l’art, ce sont des mémoires dans tous les sens du terme, puisqu’avec les entrées et les sorties de l’argent ils enregistrent les mouvements de la vie économique, dans une cité de la fin du Moyen Âge qui vit là ses plus hauts moments, et s’en souvient encore. Côté recettes, on trouve classiquement la douane et la location des terrains communaux, les amendes et le cens, les revenus provenant des moulins, et tout aussi classiquement les impôts extraordinaires quand le besoin s’en fait sentir. Côté dépenses, on trouve les salaires et la voirie, dont l’entretien des routes et des ponts indispensables au transport des marchandises, surtout à travers les terrains marécageux de la Maremma ; les frais occasionnés par les constructions neuves, par l’embellissement de la cathédrale, par les fêtes et les réceptions des personnages illustres, mais aussi par les mages et les devins qui font payer leurs services au même titre que les gardiens des innombrables portes, puisqu’ils sont les gardiens de l’avenir.
Les effets du bon et du mauvais gouvernement
Sienne dont l’emblème est la louve ne compte pour ainsi dire pas dans l’histoire de l’Antiquité. Mais à partir de son indépendance au XIIe siècle, et surtout après la bataille de Montaperti en 1260, qui se termine par une victoire sur le parti guelfe et sur Florence, la ville va connaître pendant 200 ans la période la plus faste de son histoire. C’est pendant cette période que fut édifié l’essentiel de ce qu’on voit aujourd’hui, de ce qu’on visite avec un plaisir sans mélange, de la piazza del Campo à la cathédrale, sans oublier les peintures rassemblées à la Pinacothèque, et qui sortaient alors si nombreuses des ateliers de la ville. Sans oublier non plus la campagne alentour, telle qu’on la découvre encore à travers les croisées du Palais municipal, et telle qu’on la retrouve sur les murs du même palais, quand on se retourne pour voir, peints par Ambrogio Lorenzetti dans son cycle de fresques, les effets du bon et du mauvais gouvernement. À partir du XIIIe siècle, l’administration siennoise comprenant même un bureau de l’urbanisme, va demander aux meilleurs artisans et aux plus grands maîtres réunis de peindre les biccherne. Pour les nécessités de l’archivage et pour la gloire de la ville, car il arrive que les impératifs de la vie pratique ne soient pas contraires au luxe dont aime à s’entourer l’esprit, dans les périodes qui lui sont propices.
Les tablettes avant d’être peintes sont donc taillées dans le meilleur bois, préparé de telle sorte qu’on puisse également écrire, sur cette page dont la solidité rassure. Enduites d’un vernis blanc ou de cire comme l’atteste la notation quasi sténographique, en 1425, des prêches de San Bernardino, les tablettes sont parcourues de lignes tracées à la règle, gravées ensuite à la pointe sèche ou noircies par le plomb. Les inscriptions qui recouvrent plus ou moins le quart supérieur gauche ou la moitié inférieure de la tablette sont d’ailleurs aujourd’hui un matériel où l’on peut suivre l’évolution de la langue et de l’écriture au cours de quelques siècles. Si les premières tablettes sont encore en latin, la fin du XIIIe siècle enregistre un changement considérable : le passage au vulgaire, au moment même où Dante à Florence entreprend la Vita nuova, dans ce nouvel idiome qu’il nimbe immédiatement de la poésie du souvenir, alors que les biccherne lui donnent un poids de réalité tout aussi nécéssaire. Quand le latin reviendra trois siècles plus tard ce sera sous forme de citations, de devises qui se réfèrent à une sagesse peut-être morte : la langue révérée entre toutes ses manifestations, doit se contenter de fleurir dans les marges, de survivre à l’état d’ornement. Il est vrai qu’au cours du XVe siècle les biccherne elles-mêmes étaient devenues des tableaux, et que leur statut progressivement dégradé (ainsi que leurs qualités picturales à peu près perdues) en avait fait des objets purement décoratifs. L’écriture dans le même temps a subi des métamorphoses intéressantes : aux solennelles majuscules gothiques ont succédé les minuscules enlacées entre elles, comme si les foules avec l’humanisme avaient conquis droit de cité ; mais la majuscule revient avec l’âge baroque, et l’on hésite de même entre les chiffres romains et les chiffres arabes, au point de les mêler comme au milieu du XVe siècle. À cette époque on a déjà vu apparaître le nom du notaire après celui du copiste, et dans une discrète mise en abyme les instruments de l’écriture : la plume d’oie, le couteau, le compas, l’encrier... ainsi que les registres eux-mêmes, les armoires et les coffres entrouverts dans lesquels on les range. Car l’office de la Biccherna, le bureau lui-même avec son comptoir et l’argent qui roule comme au jeu de dés – qui nous rappelle qu’à l’origine de la banque il y a cette planche qu’on appelle « banco » – est d’ailleurs le décor le plus souvent représenté, à partir de la première tablette conservée qui nous montre en 1258 un moine de l’abbaye de San Galgano à son banc, parce que c’était lui le camerlingue ce semestre-là. Et l’on est frappé de voir en cette occasion qu’une même attitude, peut-être un même souci, préside à la lecture, à la prière et aux comptes.
La lettre et l’esprit
La lettre et l’image, la lettre et l’esprit ont continué pendant plusieurs siècles à vivre en bonne intelligence, et semestre après semestre, ont représenté le camerlingue assumant sa charge, qu’il fût laïc ou religieux. Mais les peintres ayant apparemment toute liberté de varier la composition ou de choisir leur motif, la longue série des biccherne nous permet de contempler aussi des vues de Sienne et des collines alentour, d’entrer à l’intérieur de la cathédrale, d’assister au couronnement de Sigismond de Luxembourg en 1433, au mariage d’une certaine Lucrezia avec un condottiere napolitain en 1473 ; de nous rappeler la grande peste de 1437 que symbolise un cavalier noir aux ailes de dragon, armé d’une faux qui pend à sa ceinture, et qui « faucha » en effet un tiers de la population, catastrophe dont la ville se remit d’autant moins qu’elle fut suivie du siège héroïque et sanglant de 1455. D’année en année, on assiste donc à une alternance qui semble aller de soi, entre les événements temporels et les événements de la vie du Christ, entre les allégories classiques de la Sapienza ou de la Paix et les scènes tirées des Écritures. C’est qu’on retrouve dans les biccherne, jusqu’au milieu du XVe siècle, ce qui a fait la grandeur et la simplicité de la peinture siennoise à la fin du Moyen Âge : la diversité de l’inspiration, la perfection artisanale et la liberté de l’esprit, ainsi que la présence de quelques grands maîtres (Duccio dans le dernier quart du XIIIe, Simone Martini et les frères Lorenzetti au siècle suivant, puis Giovanni di Paolo, le Maître de l’Osservanza, Sano di Pietro pour finir en beauté), convoqués tour à tour pour apporter leur contribution à cet art de commande peut-être unique, en ce sens qu’il n’a pas pour vocation de servir un seul maître, ni une idée fanatique du salut. Tout cela pour donner un art « naïf mais attachant », selon un guide dont la condescendance fait sourire, et dont le rédacteur anonyme, répétant des formules toutes faites, ne voit pas qu’il y a une extraordinaire leçon dans cet art d’avant la perspective : une façon de faire tenir dans le même espace les différentes manifestations de la vie, de mettre sur le même plan les différentes orientations de l’esprit humain, et sur la même échelle les jours inégaux, les constructions de guingois, le fragile échafaudage des chances et des malchances, remettant à plus tard, ou laissant à d’autres, le soin d’établir une hiérarchie. Puisque les balances du Jugement sont invisibles il faut se contenter dans ce monde de la règle et du compas pour tracer des lettres égales, de poids et de mesures qu’on puisse vérifier quand on vend et qu’on achète. Au fond de la salle où sont exposées les biccherne, on aperçoit justement derrière une vitre, dans une pièce où personne ne semble plus jamais entrer, des poids si énormes et si sagement rangés qu’on se demande de quel jugement révolu, de quel rite abandonné ils sont les témoins muets. À moins qu’une main anonyme comme celle de tant de peintres, en arrangeant cette étrange nature morte, ait voulu nous rappeler que le seul équilibre auquel nous puissions prétendre, c’est la balance à peu près égale entre le poids de nos actes et les impondérables du destin.
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Biccherne, les registres les registres
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°513 du 1 février 2000, avec le titre suivant : Biccherne, les registres les registres