Bernd et Hilla Becher

Sculptures mentales

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 novembre 2004 - 1406 mots

Chefs de file du courant documentaire photographique allemand, les Becher développent depuis plus de quarante ans une œuvre dont l’architecture industrielle est le vecteur récurrent. Le Centre Pompidou présente la première exposition rétrospective en France de leurs séries typologiques.

Dans le domaine de l’art, il n’est jamais facile de chercher à instruire de nouveaux critères. Depuis l’époque moderne, l’histoire des avant-gardes en a fait les frais. Il suffit de relire l’accueil réservé aux impressionnistes, puis aux fauves, puis aux cubistes, etc., pour en prendre la mesure. Chaque fois, il est question de malentendus. Les artistes, toujours impatients d’innovations, sont alors taxés de fantaisistes, voire de provocateurs, et leurs œuvres sont l’objet soit de toutes les risées, soit de tous les anathèmes.
Quand, en 1967 à Munich, à la Neue Sammlung, ils ont montré pour la première fois leurs photographies de bâtiments industriels, Bernd et Hilla Becher n’y ont pas coupé. Le refus qui leur fut opposé de considérer leurs travaux comme « artistiques » n’était pas seulement dû au fait qu’il s’agissait là d’un musée spécialisé dans l’histoire de l’architecture moderne. À l’entendement de ceux qui le proféraient, il était surtout justifié parce que leur propos ne relevait pas d’une véritable démarche de « création » et que, dans tous les cas, leur façon par trop directe de photographier n’était pas « convenable ». S’il leur a fallu attendre plusieurs années – notamment la publication par Carl Andre de « A note on Bernhard and Hilla Becher », Artforum, 1972, sur leur travail mettant en exergue l’idée que l’objet y est défini par la situation et non pas par la composition – pour que l’attitude des gens changent à leur égard, c’est aussi parce qu’avec le temps, les démarches radicales d’aventures artistiques, comme l’art conceptuel ou l’art minimal, s’étaient peu à peu imposées.
Dès lors qu’ils se sont rencontrés, à la fin des années 1950, Bernd et Hilla Becher, qui sont tous deux allemands, l’un né en 1931 à Siegen, l’autre en 1934 à Potsdam, se sont retrouvés, partageant le même intérêt pour l’architecture industrielle. Non pour celle qui commençait à resurgir après la guerre mais au contraire pour certains types de bâtiments qui étaient en voie de disparition et qui dataient de l’époque moderne. Particulièrement sensibles à la fragilité de ce patrimoine, ils ont eu l’idée de l’enregistrer : hauts-fourneaux, gazomètres, tours de refroidissement, chevalets de puits de mine sont alors devenus au cours de leurs promenades leurs sujets de prédilection et ils se sont ainsi constitué petit à petit une vraie collection d’images. Fascinés par la beauté intrinsèque de ces constructions, ils ont choisi dans la foulée d’en faire le motif récurrent d’une œuvre radicale et systématique, qu’ils n’ont eu de cesse de décliner par la suite, palçant leur travail dans une pratique sérielle et opérant à l’intérieur même de leur production toutes sortes de classements et de typologies.
D’un point de vue tant iconographique que protocolaire, le parti pris artistique de Bernd et Hilla Becher repose sur quelques principes clairs : des motifs qui leur sont donnés, un égal traitement de l’image et le refus catégorique de toute subjectivité. Leur attitude de distanciation n’est innocente ni du poids d’une certaine tradition, celle de la photographie objectiviste façon Baldus ou Sander, ni d’un effet d’époque volontiers avide de structure et de forme. Délibérément froides, voire inhumaines, toute figure humaine étant exclue, leurs images se présentent dans une multiplication qui ne fait qu’à accentuer ce qu’elles montrent d’une brutale matérialité. Mais par-delà cette surenchère à l’objectivation, familière tant de l’art conceptuel que du minimalisme qui en est le corollaire, leur œuvre n’en est pas moins « humaine » dans cette façon qu’illustre Sartre quand il parle d’« éliminer la subjectivité en réduisant le monde, avec l’homme dedans, à un système d’objets ». Tout comme il en est de la période mécanomorphe de Picabia ou des ready-made de Duchamp, il est vraisemblable que les Becher ont accepté l’idée d’un tel sujet pour ce qu’il dit aussi – sans le dire explicitement, toutefois – d’une aventure de l’homme. D’un rapport de l’homme à la nature, pour ce que l’architecture en est une expression vivante.

Des objets pourvus de racines
La qualification de « sculptures anonymes » que les Becher ont donnée à leurs travaux aussitôt qu’ils les ont montrés n’atteste pas seulement leur place dans le champ de l’art mais prouve aussi cette dimension latente d’humanité. Observons à ce propos que les artistes parlent eux-mêmes de ces objets industriels en insistant sur leur soin de montrer qu’ils ont des « racines ». S’agissant de cette considérable production d’images de châteaux d’eau sur lesquels Bernd et Hilla Becher ont notamment jeté leur dévolu, ils précisent : « Ces objets sont fixés au sol, ils font partie du paysage et on pourrait presque dire qu’ils ont des racines. D’autres objets, comme une tasse ou une machine à coudre, n’ont pas de racines, mais un château d’eau est strictement lié au sol ; ce n’est pas un objet mobile, même s’il n’est pas destiné à durer éternellement. Cet objet est relié à un mécanisme, il est lié au paysage, aux gens qui travaillent à cet endroit là, à un réseau social » (entretien avec J.-F. Chevrier, J. Lingwood, T. Struth dans Une autre objectivité, Idea Books, Milan, 1989).
On ne peut mieux vouloir rattraper par le verbe ce qu’à première vue l’icône ne délivre pas. Mais, on le sait, l’art ne peut se suffire d’un simple coup d’œil. De même que l’œuvre des Becher ne peut se réduire à une seule image. On ne dira jamais assez l’importance du nombre chez eux et comment leur système de production est fondé sur un principe de comparaison. Comme il en est en fait d’une galerie convenue de portraits : entre deux « modèles » – le mot pèse ici de tout son poids – rien n’est plus explicite que l’infime de leur différence et la multiplication de cet infime contribue à agrandir sans cesse l’écart substantiel d’une image à l’autre. Les entomologistes le savent bien, qui courent après cette sublime différence et dont le travail trouve sa justification dans le jeu comparé des caractères d’une même espèce.
Pour Bernd et Hilla Becher, eu égard au choix qu’ils ont fait de se caler sur un type de sujet précis, l’important est encore affaire de cognition. Leur souci de bien connaître la nature de leur sujet leur apparaît consubstantiel au fait photographique lui-même. « Le sujet est fondamental en photographie car il détermine la façon dont on le photographie, tiennent-ils à souligner. Il faut donc apprendre à connaître sa nature, sa fonction, les différents paysages dans lesquels il se trouve et la façon dont les gens le perçoivent » (ibid). Cette connaissance quasi encyclopédique de leur sujet se manifeste plus particulièrement dans la façon dont ils fixent son image sur leur pellicule. Les photos des Becher sont toutes prises d’un point de vue élevé de sorte que l’arrière-plan devienne également plus élevé et entoure complètement l’objet. Ce faisant, tous leurs soins consistent à isoler l’objet tout en s’appliquant à montrer partie de l’environnement dans lequel il s’inscrit pour permettre de comprendre qu’il n’est pas un objet mobile mais local, puissamment ancré en un endroit précis.
Isolées dans leur cadre, présentées en rangs serrés, regroupées en séries, les photographies de Bernd et Hilla Becher composent comme les planches monumentales d’une encyclopédie. Leur art qui atteint « le plus haut degré de sculpturisation par la photographie pure », comme l’a noté Michel Frizot (Nouvelle Histoire de la photographie, Adam Biro/Bordas, 1994), relève d’une démarche singulière partagée entre archivage, inventaire et collection. Considérable auprès de toute une génération de photographes allemands, parmi lesquels Thomas Ruff, Andreas Gursky, Candida Höfer et Thomas Struth, la fortune critique des Becher à travers leur enseignement à l’académie de Düsseldorf tient à ce que, par-delà son aspect exclusivement formel, leur œuvre est une invitation à voir le monde. À le voir au travers d’une forme inédite et « irrationnelle qui résume l’usure du temps » (A.-M. Durez, « Bernd et Hilla Becher » in catalogue Panoramas 1981-1996, la collection du Frac Bretagne, Frac Bretagne, 1997).

L'exposition

« Bernd et Hilla Becher » se déroule du 20 octobre au 3 janvier 2005, tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h. Tarifs : 7 et 5 euros. PARIS IVe, Centre Pompidou, galerie Sud, niveau 1, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°563 du 1 novembre 2004, avec le titre suivant : Bernd et Hilla Becher

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