Ses toiles sont parfois d’étranges assemblages colorés. Elles ressemblent à d’anciens paysages chinois, à des cieux d’orages ou des épines dorsales bourgeonnantes. Présentées jusqu’au 26 septembre au Carré d’Art de Nîmes, les œuvres de Bernard Frize dévoilent ici leur mode de fabrication car leur auteur, en parfait illusionniste, aime parler de ses secrets pour mieux troubler le spectateur.
On pourrait mettre cette phrase de Gilles Deleuze en exergue à l’œuvre de Bernard Frize : « La représentation ne se rapporte plus à l’objet distinct, mais à l’activité productrice elle-même ». Après ses études aux Beaux-Arts, Frize est partagé. D’un côté il aime la peinture, se régale avec Pontormo, Poussin ou Barnett Newman. De l’autre, il se sent proche des modernistes, il abhorre l’image de l’artiste avec un grand A, dégoulinant d’expressivité et de pathos, de gestualité et de ce que Duchamp dénonçait sous le nom « d’odeur de térébenthine ». Entre les deux que faire ? Frize va peu à peu s’inventer un processus de fabrication, avec phase de préparation minutieuse et réfléchie à une série d’opérations variées qui aboutissent à ce que la surface d’une toile soit bien recouverte de matière et de couleur, bref à « faire un tableau ». Mais que cette couche de peinture, apposée « dessus » la toile standard, ne propose rien « en deçà ». La peinture est ainsi réduite au pictural, selon l’expression de l’écrivain Gérard Wajman. Chez Frize ce « pictural » affirme une présence si forte, une image colorée si fascinante, qu’elle pose une énigme. Si cette peinture ne délivre aucun message, aucun objet de pensée, si elle n’est aucunement une interprétation du monde, serait-elle une œuvre qui est une simple réponse en soi ? Et cela est-il suffisant ? Transforme-t-elle notre regard ?
Frize le peintre
« Le pinceau peint », truisme dont Frize raffole et qu’il met en application. Le pinceau, symbole du peintre, l’a toujours fasciné. Dès ses débuts il va farfouiller du côté des drogueries et marchands d’attirail pour peintres en tout genre. Il choisit un pinceau très rare car très fin, le traînard, connu seulement des peintres de marines. Il recouvre alors la surface d’une petite toile de ces traits très minces, accolés les uns aux autres. Un geste parfaitement mécanique, voire fastidieux, chassant définitivement toute velléité de sentimentalisme. Ce premier tableau deviendra comme une sorte de manifeste. Se passionnant de plus en plus pour la matérialité de la peinture, il s’équipera, selon les périodes, de pinceaux de plus en plus gros, raboutés ou rabotés, de brosses, de rouleaux, utilisant les peintures acryliques les plus industrielles, des résines synthétiques, des vernis de restaurateur. Même chose pour les couleurs, jamais mélangées, sortant du pot telles quelles. Et choisies, non selon des besoins hypothétiques, mais selon les circonstances. Quant à la palette, c’est la table roulante. Pas de cuisine traditionnelle, pas de pigments écrasés, de bouillies de colles, d’œuf incorporé ! Il n’intervient pas dans le façonnement de la matière. Il intervient avant, lorsqu’il met en place, de façon ordonnée et très calculée, le mode selon lequel devraient se dérouler les opérations. « La figure obtenue est exclusivement dépendante de la manière de faire, sa méthode est nécessaire et suffisante. Le hasard fait bien les choses... », dit-il. Après, c’est donc bien le pinceau, imbibé de couleur (donc « peint ») qui va peindre, « ...avec économie, dans un temps donné, en faire le moins et le plus vite possible... » Frize décide ainsi à chaque fois d’un nouveau processus de production, lequel accouche de nouvelles traces formant une sorte « d’image » abstraite.
Frize le bricoleur
À sa façon Bernard Frize est un « bricoleur », au sens où l’entendait Claude Lévi-Strauss, à savoir celui qui façonne un nouvel objet, le tableau, à partir de restes récupérés sur d’autres objets. C’est exactement ainsi qu’il a procédé avec, entre autres, les Suite segond des années 80, nés de sa perspicacité à bien observer ses outils, en l’occurrence ses pots. Une fine pellicule de peinture a séché à sa surface, formant une mince croûte, le pot n’ayant pas été rebouché. Frize transfère ces « peaux de peinture » (dans le sens de la peau qui se forme sur le lait), sur la toile. Simple délocalisation. Il renouvellera l’opération avec des pots de tailles différentes obtenant ainsi un « effet » assez spectaculaire, sorte de mosaïque, d’assemblage de disques de toutes les couleurs. On s’approche, avec cet exemple, de la définition du ready-made. D’ailleurs Duchamp précisait en 1961 : « comme les tubes de peinture utilisés par l’artiste sont des produits manufacturés et tout faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des ready-made aidés et des travaux d’assemblage. » Toutes ces procédures réduites à des gestes d’exécutants, ces interventions minimes, ces jeux de patience et d’observation, cette neutralité exigée, tout cela explique la défiance de Frize dès le début, sa mise à distance à la fois du statut du peintre, de la peinture telle qu’on la pratique aujourd’hui, et des histoires de l’art jusqu’aux plus récentes. Un effacement de sa part qui le transformerait en simple passeur, en accompagnateur, en entremetteur au service d’une peinture qui s’autogénère. Attitude pessimiste, certainement sceptique. Modeste ? Non, car on sent une certaine jubilation de la part de Frize à déjouer les règles, à décaler les points de vue, à mettre en pièces détachées cette pratique, à la dépecer, à la dévoiler tout en la voilant. Mais le sceptique du commencement semble s’être pris au jeu. Son dédain amusé s’est mué en véritable ironie. Il nourrit les paradoxes, il décline de plus en plus allègrement les déplacements, les désordres, les non sens, les contradictions.
Frize l’illusionniste
Non sans quelque perversité, Frize joue aux illusionnistes. Il nous révèle ses trucs, exhibant un résultat que, d’après lui, nous devrions tous comprendre : « une peinture doit vous permettre d’imaginer comment elle a été faite, comment vous pourriez l’avoir peinte vous-même. » Curieusement en exploitant la peinture sous toutes ses coutures, il la métamorphose, non pas en un monstre d’indifférence mais au contraire, en machine à séduire, attirer, exciter. Frize nous trouble avec ses « il n’y a rien à voir » alors que nous nous rinçons l’œil ! Car involontairement nous nous embarquons au plus profond d’anciens paysages chinois, au cœur d’une pierre d’onyx, devant les reflets irisés de soies plissées, sous des cieux d’orages, devant des treillis bariolés, des tresses enchevêtrées, des épines dorsales invertébrées, des entrelacements de cadres baroques, des miroitements visibles uniquement sur le côté... Frize parvient à introduire profondeur, perspective et effets d’optique presque psychédéliques, là où tout n’est que planéité.
Frize l’iconoclaste
Si elle a ce pouvoir de nous aspirer dans notre propre imaginaire, cette peinture fait aussi écran. Tellement lisse, crémeuse au point que son épaisseur la rend opaque, à la fois souple et rigide comme de la toile cirée, inaltérable... bref un aspect vernissé qui l’aveugle comme une taie sur un œil. Et toujours les mêmes énigmes : qu’y-a-t-il derrière ces tressages, ces rubans dessus-dessous-dessus, ces claies, ces rideaux de pluies de couleurs ? Il y a des histoires de peinture trompeuses. Il y a surtout un artiste qui, comme tous les iconoclastes, tente par mille moyens d’annihiler ce qu’il adore le plus, la peinture. Un règlement de compte alors ? Une réponse à « comment peut-on continuer à peindre aujourd’hui ? » Frize joue sur tous les tableaux. Voilà pourquoi on le trouve provoquant. Il suscite deux réactions opposées. Soit il agace prodigieusement, soit il fait exulter.
NÎMES, Carré d’Art, jusqu’au 26 septembre, cat. 112 p, 120 F.
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Bernard Frize
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°508 du 1 juillet 1999, avec le titre suivant : Bernard Frize