Bellange, sensuel et étrange

L'ŒIL

Le 1 mars 2001 - 1828 mots

S’il ne reste presque aucun tableau de
ce peintre maniériste du XVIIe siècle,
ses gravures ont traversé les siècles et témoignent d’une œuvre résolument moderne. A voir en mars à Rennes.

Jacques Bellange : pour les amateurs de gravure, ce nom radieux possède une aura particulière, liée à la rareté de l’œuvre – dans tous les sens du terme –, à son étrangeté comme aux nombreux mystères qui l’entourent. Ces mystères, l’historiographie moderne n’a pu les dissiper. Au contraire, en rectifiant les erreurs qui s’étaient accumulées au fil des siècles, elle a encore réduit les certitudes, comme elle a réduit le corpus des œuvres, dessins et peintures tout au moins. Ce manque d’informations pourrait être pallié en partie par ce que nous disent les œuvres. Mais la plupart de celles-ci ont été englouties par le temps. Seuls subsistent un tableau, quelques dessins et les 47 gravures qui font la gloire de l’artiste. Si l’on connaît la date de sa mort, 1616, on ne sait rien de sa naissance, ni la date, ni le lieu, ni les noms et l’état de ses géniteurs. Bellange apparaît en Lorraine en 1595. De 1602 jusqu’à sa mort, son activité à la cour ducale est documentée, du moins en ce qui concerne les commandes officielles. Il semble que l’artiste soit entré au service du duc Charles III comme peintre gagé en 1602 et que la disparition de ses pairs Jean de Wayembourg et Claude Henriet lui ait permis de se propulser d’emblée au premier rang. En tant que peintre de cour, il eut à répondre à de multiples commandes : portraits, tableaux religieux, copies, décors éphémères, costumes et « machines » pour les fêtes, les ballets et les entrées triomphales de grands personnages dans la capitale du duché, menus travaux de décoration et création de grands décors, comme celui du cabinet de Madame (Catherine de Bourbon) en 1602 et surtout celui de la galerie des Métamorphoses au palais ducal, créée sur le modèle des galeries peintes de Rosso et de Primatice, et qui fut peut-être son grand chef-d’œuvre. De tout cela, et de maints documents d’archives témoignant de l’estime qu’on lui portait à la cour, il ressort que Bellange jouissait d’une belle notoriété et que sa carrière fut brillante. Mais toutes les œuvres mentionnées sur les documents ont disparu. N’étant pas décrites, nous ne pouvons savoir à quoi elles ressemblaient. Et leur datation, très précise, n’est d’aucune aide pour classer les œuvres qui nous sont parvenues. C’est dire si la chronologie des œuvres connues de Bellange est problématique. De l’œuvre peint, il ne reste donc rien, ou presque : un seul tableau, Le Ravissement de saint François, du Musée Lorrain de Nancy, est généralement attribué à Bellange. Ce n’est pas un chef-d’œuvre. Quant à La Lamentation sur le Christ mort, qui séduit par la bizarrerie et la brutalité de l’éclairage, les spécialistes n’y voient qu’une copie médiocre d’après un original perdu. Reste, pour se faire une idée de cette peinture, les gravures de Crispin de Passe, d’après des compositions de Bellange, et les estampes et dessins de l’artiste lui-même, sans qu’on sache au juste lesquels de ces derniers pourraient se rapporter à un tableau perdu. La disparition de la totalité de l’œuvre peint peut paraître bien mystérieuse. En fait, tous les peintres lorrains de cette période ont plus ou moins souffert les mêmes dommages. La production d’images fut intensive en Lorraine entre la fin du XVIe siècle et le premier tiers du siècle suivant, période de prospérité qui s’achève avec l’invasion des troupes françaises à partir de 1630. Le duché est un des maillons essentiels de cette « dorsale catholique » qui, de Rome aux Pays-Bas espagnols, constitue un rempart face à l’expansion du protestantisme. De nombreuses confréries religieuses s’y établissent, constituant une véritable place forte du catholicisme réformé. Les préceptes du Concile de Trente sont reçus et appliqués avec ferveur et l’on sait quel rôle capital l’idéologie tridentine assignait aux images. La production d’œuvres religieuses dut être considérable. Seule une toute petite partie nous est parvenue. Les œuvres des autres peintres gagés par le duc en même temps que Bellange ont, elles aussi, disparu. Et nul n’ignore le destin du plus grand des peintres lorrains, Georges de La Tour, dont l’œuvre était tombé dans un total oubli, jusqu’à une époque récente.

La gravure des peintres
Si la gloire du peintre fut apparemment vite éclipsée, celle du graveur a traversé les siècles. Même critiquées, ses planches n’ont jamais cessé d’être commentées et collectionnées. La technique de l’eau-forte était déjà connue au XVIe siècle en Italie (Le Parmesan s’y était essayé avec succès dans les années 1525-30) et dans les ateliers de Fontainebleau. Mais Bellange fut sans doute le premier à s’en saisir comme d’un moyen d’expression à part entière et à donner ses premières lettres de noblesse à ce qu’on allait appeler « la gravure des peintres », par opposition à la gravure de reproduction. Cette dernière avait joué un rôle essentiel dans la diffusion des images tout au long du XVIe siècle. Le graveur reproduisait les dessins ou les peintures d’un maître, à l’aide du burin dont les tailles strictes permettaient de restituer avec précision le modelé des figures. La technique de l’eau-forte, où l’on manie la pointe aussi librement qu’un crayon, se prête quant à elle à l’intervention directe de l’artiste. Elle restera pendant plusieurs siècles la technique des artistes graveurs (Callot, Rembrandt, Piranèse...). De tous temps, les amateurs ont été sensibles à l’exceptionnelle qualité technique des estampes de Bellange, à leur subtile graduation des gris et des noirs, notamment à travers l’usage du pointillé qui confère un aspect moelleux aux carnations et aux parties les plus délicates. Mais l’attrait de ces gravures ne tient pas qu’à cela. A elles seules, elles forment une œuvre. Elles révèlent entièrement la personnalité artistique de leur auteur et le situent parmi les plus grands représentants du maniérisme tardif aux côtés de Hendrick Goltzius et de Bartholomeus Spranger, dont il se différencie pourtant fortement. Certes, il partage avec eux une même approche maniériste de la forme, travaillée selon un principe de réinvention qui autorise les plus extrêmes distorsions, l’épanouissement de la fantaisie jusqu’au fantasque et une même conception de l’art : intellectuel, raffiné jusqu’à la préciosité, savant et compliqué, comme il convient à un art de cour et empreint de ce « beau feu » par lequel l’artiste manifestait l’ardeur de son génie inventif.

Des sujets religieux
Mais l’univers de Bellange n’est pas celui des maniéristes septentrionaux. On cherchera en vain chez lui les nudités qui peuplent leurs œuvres, et ce seul fait signale une différence de climat intellectuel et spirituel. Sur les 47 estampes connues, un seul sujet est mythologique (Diane et Orion), deux sont des sujets d’histoire (La Mort de Porcie, et l’énigmatique Six personnages près d’une ville). Outre deux scènes de genre et la série des Jardinières, tout le reste de l’œuvre est constitué de sujets religieux. Les œuvres profanes ne comportent pas plus de nus que les œuvres religieuses (à l’exception de Jésus dans les ravissantes Vierges à l’Enfant et du Christ dans la sublime Pietà). Ce trait peut étonner de la part d’un artiste maniériste : on sait à quel point ce courant dominant jusqu’à la fin du XVIe siècle a privilégié la virtuosité dans le traitement du nu. Mais il faut se souvenir du contexte religieux. La Lorraine accueille sans restriction les décisions de la Contre-Réforme proscrivant les nudités dans les images. Le climat d’affectivité suave ou exaspérée, typique de l’art de la Contre-Réforme, prend chez Bellange de singuliers accents. Et tout d’abord celui de la mondanité. Par leur maintien, leurs gestes et leurs costumes, ses personnages sont d’une élégance ostentatoire. Ils s’apparentent aux types bellifontins, et plus encore au canon établi par Le Parmesan : proportions étirées, épaules étroites, tête petite, long cou, doigts exagérément longs et souples, silhouettes ondoyantes et amplement drapées. Bellange parachève ce modèle largement diffusé en Europe en le corsant d’inventions de son cru : visages en amande, yeux tirés vers les tempes ou encore globuleux, et surtout ces coiffures qui sont une de ses « signatures », hautes, moutonneuses, hérissées de houppes bouclées, de chignons noués en crête de coq, touffes dissymétriques. Les attitudes aussi participent de ce raffinement qui confine à l’extravagance. Bellange use et abuse du contraposto (déhanchement qui permet de rythmer et d’animer une figure, fût-elle immobile) qui, même chez ses personnages masculins, accuse des hanches très larges et très rondes, des ventres bombés où le nombril se creuse voluptueusement sous l’étoffe collante. Ces traits confèrent un caractère androgyne à de nombreux personnages, les anges bien sûr, mais aussi certains saints et jusqu’au Christ lui-même dans la série des Apôtres. Il serait vain de nier la sensualité et même l’érotisme d’un style à ce point soucieux de séduction. Du point de vue de l’art, et si l’on considère que l’œuvre est un creuset où se mêlent une multiplicité de significations et de sensations, il n’y a d’ailleurs pas d’incompatibilité entre religiosité et sensualité. Pour Bellange, on pourrait invoquer une sorte d’« érotisme chaste », qui s’épanche dans les méandres d’une préciosité quasi maniaque, et crée dans les œuvres religieuses cette atmosphère bizarre et captivante où la ferveur émane de plusieurs sources. Mais d’autres traits viennent encore « épicer » cet art si savoureux. Et notamment des traits nordiques. Comme, par exemple, le goût immodéré des détails fourmillants et l’accumulation des personnages, ces foules qui grouillent dans les grandes compositions (Le Portement de croix, Le Martyre de sainte Lucie) comme dans tant de tableaux flamands. Là, nous percevons un autre aspect de la personnalité de Bellange, son penchant naturaliste, qui lui fait introduire des éléments pittoresques, grotesques (faciès « crochus ») ou d’un réalisme cru (comme l’arrière-train d’un cheval au premier plan de son Adoration des Mages) dans son idéal de beauté aristocratique. Faut-il pour autant inclure Bellange parmi ces « Peintres de la réalité » au premier rang desquels figurent ses illustres compatriotes La Tour et Callot ? Certes non. Même si deux de ses chefs-d’œuvre nous y incitent : Le Mendiant à la vielle et La Rixe entre un mendiant et un pèlerin, sujets que La Tour a lui aussi magnifiés.

Plus près de Goya que de Callot
Chez Bellange, la réalité est comme transfigurée par l’imagination artistique qui la transcrit en d’extraordinaires configurations graphiques. Et son aspect sordide et cruel s’amplifie aux dimensions de l’angoisse hallucinée ou de l’horreur métaphysique. Dans ce rapport à la réalité, il serait plus proche du génie visionnaire d’un Goya que des chroniques détaillées d’un Callot. Cette facette de sa personnalité contraste avec son habituelle tonalité mondaine. Mais à y regarder de près, on discerne une même sophistication des moyens artistiques, la même invention formelle et cette « écriture » si personnelle, tour à tour crispée, aigre et ligneuse ou suave et ronde à l’excès, qui font de Bellange un des artistes les plus originaux de son temps.

- RENNES, Musée des Beaux-Arts, jusqu’au 14 mai.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°524 du 1 mars 2001, avec le titre suivant : Bellange, sensuel et étrange

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