À Paris, l’exposition de rentrée s’intitule « Méditerranée ». Sagement installée au Grand Palais, elle réunit 80 tableaux de Courbet à Matisse, en passant par les incontournables vues de l’Estaque signées Cézanne, Braque, Dufy ou Derain. Mais ce sujet, en apparence rebattu, pose la question de l’invention du rivage à la fin du XIXe siècle et les réponses luxuriantes des fauves et des cubistes.
La Méditerranée, la sculpture d’Aristide Maillol présentée au Salon d’Automne de 1905, recèle, dans ses formes puissantes et lisses, une partie des mythes que suscite cette mer. Repliée sur elle-même, généreuse, calme, découpée et pleine, telle est cette œuvre volontiers faite mère de toute la sculpture moderne où l’imaginaire supplanterait la réalité. À ce même Salon de 1905, et à l’opposé formel de la statue de Maillol, quelques tableaux fauves de Matisse ou Derain aux couleurs exaltées, fenêtres ouvertes sur un port, ports ouverts sur la Méditerranée, rochers incandescents, ciels et eaux intensément bleus, seraient les premiers tableaux modernes.
Pourtant, quoi de plus ancien, voire antique que cette Méditerranée qui a inspiré ces diverses manifestations d’une modernité toujours reconnue et qui est la première entité géographique à laquelle l’histoire a consacré une étude. C’est aujourd’hui l’histoire de l’art qui relève le défi de comprendre le pouvoir de la Méditerranée, ce « très vieux carrefour », selon Fernand Braudel, fait de « mille choses à la fois. Non pas un paysage mais d’innombrables paysages. Non pas une mer, mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres... ». Un pouvoir qui ne s’exerce cependant, pour ce qui concerne l’exposition conçue par Françoise Cachin, que sur une période réduite (1850-1925) et sur un territoire précisément délimité, une fine ligne qui part des pieds des Pyrénées et s’arrête aux abords de la Riviera italienne laissant, côté du Ponant, la bouillonnante Barcelone, côté Levant le lourd héritage des Italies antique, renaissante, classique ou baroque. De la peinture, donc, et uniquement quelques plages, villages, arbres, rochers qui auraient changé la manière de voir des peintres. Comme la Normandie aux rivages exactement opposés, la Méditerranée naît avec l’invention du paysage de plein air et avec celle du chemin de fer. Grâce aux extensions successives de la ligne Paris-Lyon-Marseille, le peintre peut accéder à ces rivages septentrionaux sans pour cela reprendre l’accoutrement du prophète marcheur composé par Courbet dans Bonjour Monsieur Courbet ! en 1854. Le peintre alerte, les souliers et les bas de pantalons blanchis par la poussière, a visiblement marché longuement pour rejoindre son mécène à Montpellier. De là il découvre la Méditerranée. Confrontation romantique de l’homme, minuscule, face à la mer immense décrite dans Le Bord de mer à Palavas, qui disparaît au profit d’une familiarité que les artistes entretiennent bientôt avec la grande bleue.
Des couleurs hissées à des stridences jamais atteintes
C’est en hiver, alors que le vent est trop fort sur les côtes du Nord de la France et que le jardin de Giverny est en sommeil que Monet choisit, par deux fois, de séjourner sur la Côte d’Azur. En cela, il se plie aux nouveaux usages du tourisme d’hiver et profite, comme tous les touristes, comme ces vieilles dames anglaises qui le « rasent », ou d’autres qui ont des « binettes extraordinaires », de « la douceur du climat » et du « luxe de la végétation verte et fleurie ». Le 3 mars 1884, par exemple, il peut écrire à Alice Hoschédé restée à Giverny : « C’est désolant de penser que vous avez si froid, quand ici il fait si chaud que les fleurs sortent de terre comme par enchantement. » L’intérêt de Monet pour la côte méditerranéenne ne se limite cependant pas à ces agréables contingences matérielles. Il y a du défi à affronter la lumière du sud et l’inquiétude ne cesse de sourdre à travers les lettres de l’artiste et à travers ses tableaux. À Bordighera en 1884, il se tourmente devant les couleurs qu’il est obligé de hisser à des stridences jusque là jamais atteintes : « Je suis épouvanté des tons qu’il me faut employer, j’ai peur d’être bien terrible, et cependant je suis bien en dessous. » À Antibes en 1888, il s’inquiète encore : « Le ciel n’est pas seulement de la couleur bleue – c’est du feu bleu, et on ne peut le peindre. » Les tableaux sont roses, mauves, bleus, acidulés, « flamme de punch et gorge de pigeon ». Les préoccupations de Monet rejoignent d’ailleurs celles de Renoir qui l’accompagnait lors de repérages effectués près de Menton en 1882 : « Que de jolis paysages, avec des horizons éloignés et des couleurs les plus belles... Malheureusement notre pauvre palette ne répond pas. »
La lumière qui exalte les couleurs est également au cœur des préoccupations de Matisse à Saint-Tropez en 1904 avec Signac et Cross, puis à Collioure en 1905 où il est rejoint par Derain. Si l’on ajoute le témoignage de Derain sur Collioure (« Collioure ? C’est surtout la lumière. Une lumière blonde, dorée qui supprime les ombres [...] C’est d’un travail affolant »), à ceux de Monet et Renoir, on perce le pouvoir attractif et fécondant de la Méditerranée. Une lumière qui remet en cause les limites de la vraisemblance, qui place Matisse ou Derain dans une réalité observable mais inconnue et les aide peu à peu à faire de leurs tableaux autre chose que des morceaux de nature. Des visions. Une lumière qui appelle un bouleversement à partir duquel toutes les reconstructions seraient possibles.
Des toits rouges sur la mer bleue
C’est en faisant appel à des sentiments extrêmes que Cézanne relate lui aussi une de ses expériences de peinture au bord de la Méditerranée, à l’Estaque. Il écrit à Pissarro en 1876 : « J’ai commencé deux petits motifs où il y a la mer... C’est comme une carte à jouer. Des toits rouges sur la mer bleue... Le soleil est si effrayant qu’il me semble que les objets s’enlèvent en silhouettes non pas seulement en blanc ou noir, mais en bleu, en rouge, en brun, en violet. Je puis me tromper, mais il me semble que c’est l’antipode du modelé. » Cézanne apprend sous cet implacable soleil à reconstruire un monde dont la lumière a effacé les effets de perspective traditionnelle, de profondeur, de modelé, a tout simplifié. Il apprend d’autant mieux que cet homme aux interminables séances de pose découvre dans le paysage de l’Estaque un paysage stable, qui ne bouge pas, car, ainsi qu’il l’explique à son ami « la végétation ne change pas. Ce sont des oliviers et des pins qui gardent toujours leurs feuilles ». Les maisons sont enracinées dans le sol, les rochers s’entassent comme aux lendemains du chaos primitif. Il se trouve, là, confronté à un espace permanent, immuable, qu’il peut réorganiser sur sa toile en dehors de tout système qu’il n’aurait pas expérimenté lui-même. C’est peut être, outre la communion avec Cézanne, cette permanence que Braque vient chercher là, à l’Estaque, quelques années plus tard, de 1906 à 1908. Une permanence qui le conduit à découvrir qu’il peut « revenir sur le motif par n’importe quel temps », qu’il « n’a plus besoin de soleil ».
Une arcadie renouvelée
La Méditerranée, ce n’est donc pas seulement la violence des couleurs ou la reconstruction rigoureuse du paysage, c’est encore une sensation toute autre, qui communique à la Montagne Sainte-Victoire de Cézanne le frémissement de l’Olympe et à ses Baigneurs la sérénité puissante des dieux. C’est la correspondance palpable avec les mythes, avec le monde à son aube. Puvis de Chavannes avait déjà convoqué ces légendes millénaires dans le décor de l’escalier du Musée des Beaux-Arts de Marseille en 1868, et chacun des peintres de la Méditerranée semble touché par le mirage de cette Arcadie renouvelée ainsi que le résume Picasso qui a passé une grande partie de sa vie au bord de la Méditerranée : « C’est bizarre, à Paris, je ne dessine jamais de faunes, de centaures ou de héros mythologiques [...] on dirait qu’ils ne vivent qu’ici. » C’est donc ici que naissent les visions d’harmonie et de bonheur de Signac, Cross, Ker Xavier Roussel, Maurice Denis, Bonnard, Matisse ou Picasso et même de Maillol. Ces deux visages de la Méditerranée, l’un sauvagerie, l’autre harmonie, ne sont pas incompatibles et c’est bien parce que Matisse a découvert, sur le motif, à Collioure, la couleur pure, l’ombre colorée, l’aplatissement des formes, le dessin par la couleur, qu’il peut réinventer, dans le Bonheur de vivre (1906), un paysage peuplé de nus qui tournent le dos à toute objectivité. Ou encore, c’est parce qu’il a peint, en touches fractionnées un Luxe, calme et volupté à Saint-Tropez auprès de Signac, qu’il peut analyser de façon plus fine les rapports des couleurs. Alors que la grande Méditerranée blanche de Maillol se surimpressionne immanquablement dans nos esprits au bleu intense de la mer et du ciel, les œuvres de Monet, de Signac ou des Fauves sont intensément colorées.
- PARIS, Galeries nationales du Grand Palais, jusqu’au 22 janvier, avec le mécénat de LVMH/Moët Hennessy. Louis Vuitton, cat. éd. RMN, 240 p., 220 ill., 240 F. À lire : notre hors-série Méditerranée, 30 F, en partenariat avec l’Express et France Inter.
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Aux couleurs de la Méditerranée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°520 du 1 octobre 2000, avec le titre suivant : Aux couleurs de la Méditerranée