Qu’il soit marqueté ou en bois doré, cintré, galbé, en arbalète, tombeau ou gondole, le mobilier du XVIIIe siècle ne se limite pas aux créations des grands ébénistes tels qu’André-Charles Boulle, Charles Cressent, Bernard Molitor ou l’illustre BVRB, Bernard Vanrisamburgh. Forts de leur expérience, dix antiquaires révêlent ici les tendances du moment et nous font connaître leurs propres découvertes.
Faut-il rappeller, en guise de préliminaire, trois points importants puisés dans l’ouvrage d’Alexandre Pradère, Les Ébénistes français de Louis XIV à la Révolution, et que doit connaître tout amateur de mobilier du XVIIIe siècle ? Premièrement, en fait d’ébénistes français, un bon tiers des créateurs de meubles du Siècle des Lumières était des immigrés de fraîche date ou des immigrés de la seconde génération. Originaires des Pays-Bas flamands ou de Hollande pour la période du style rocaille, ils portent les noms de Boulle, Criard ou Varisamburgh. À la génération suivante, nombreux sont ceux venus d’Allemagne comme Œben, Riesener, Carlin, Weisweiler ou Molitor. D’autre part, rappelle l’auteur, « le système corporatif, qui cherchait avant tout à protéger les intérêts d’une caste d’artisans établis, n’invitait pas à la libre concurrence et n’encourageait pas l’installation de ces nouveaux venus. Dans bien des cas l’intégration se produisait si le nouveau venu se mariait à l’intérieur d’une famille d’ébénistes parisiens. Aussitôt le réseau de protections familiales aidait à l’obtention de la maîtrise et à l’installation de l’atelier. Dans la plupart des cas les nouveaux venus s’intégraient à l’intérieur de véritables tribus flamandes ou allemandes du faubourg Saint-Antoine et travaillaient pour le compte de marchands merciers ou autres ébénistes-marchands, sans avoir accès à la clientèle privée. » Enfin, soulignons qu’en ce qui concerne les découvertes, le terrain des ébénistes du XVIIIe siècle a été consciencieusement balisé par les historiens de l’art comme Salverte, Vial, Feulner, Molinier, Watson ou Ledoux-Lebard. Plus que du côté de leurs auteurs, c’est du côté des meubles eux-mêmes qu’il faut chercher les découvertes, vers certaines périodes stylistiques mal-aimées, vers certains matériaux ou vers certains types de meubles méconnus.
La réhabilitation des ponteuses et confidents
Auteur, entre autres, de l’ouvrage L’art du siège au XVIIIe siècle en France, comportant une minutieuse recherche sur Nicolas Heurtaut, historien de l’art et professeur à la Sorbonne, Bill G.B. Pallot travaille chez Didier Aaron depuis dix ans. « Vous savez, dit-il, il en va ici comme partout. La mode, les goûts fluctuent, vont et viennent. En ce moment, le goût est au néoclassique qui correspond bien à la mode actuelle pour les années 40. Sont passés de mode les marqueteries à fleurs, les porcelaines de Saxe et les bureaux à cylindre. Ne parlons pas des canapés qui, hormis les confidents, les canapés corbeilles ou en ottomane, dorment démontés et nombreux dans les réserves des marchands, car leurs clients préfèrent souvent le confort d’un canapé actuel. Certains meubles devraient être également réhabilités. Les ponteuses, par exemple, qui sont des chaises dont les dossiers sont surmontés d’un accoudoir et sur lesquelles on s’asseyait à califourchon pour jouer aux cartes. En revanche, les commodes tombeau font un réel « come back ». Enfin je pense qu’il est temps de redécouvrir le mobilier Empire. Très en cours il y a vingt ans, il est passé de mode, sans doute à cause de son aspect très viril, presque guerrier. Le goût pour le néoclassique aidant, je parierai volontiers sur le retour de l’Empire, sur l’acajou et cette patine rouge qui évoque l’Antique, Herculanum et Pompéi, Rome et les Étrusques. »
L’exigence du style Empire
Installé dans un somptueux hôtel particulier de la place François 1er, Maurice Segoura est antiquaire depuis quarante-deux ans. « Depuis quinze ans, la commode tombeau est sous-cotée. Trop classique sans doute, pas assez exceptionnelle. Sous-cotés et sous-estimés également les beaux objets Empire. Probablement parce que les demeures d’aujourd’hui ne se prêtent pas à l’ampleur et à la présence de l’Empire qui est très exigeant et, parfois, lourd et sans fantaisie. La volonté de rupture qui caractérise le style Empire a, justement, amplifié les rythmes, les mesures, les volumes. Mais l’Empire est difficile à marier, il réclame l’unité. La volonté politique et martiale est également très sensible dans l’allure de ce mobilier. Et pourtant, il s’agit là du sommet de la qualité, notamment en ce qui concerne l’acajou et le bronze. D’autant que les créateurs et les artisans attachés à cette rupture stylistique, à cette fracture du goût et du sens, étaient les mêmes qu’auparavant et qu’ils ont apporté leur génie, leur talent et leur maîtrise à ce style nouveau. Oui, l’Empire est, actuellement, un territoire accessible. »
Le XVIIIe, un siècle d’expérimentations
Antiquaire depuis trente ans et successeur de quatre générations d’antiquaires, François Léage navigue seul depuis 1971 et depuis six ans rue du Faubourg Saint-Honoré. « Bien sûr que le XVIIIe a été exploré, arpenté en tous sens, parfaitement répertorié. Mais tout dépend de ce que l’on y cherche, de ce que l’on veut trouver. En réalité, les découvertes y sont constantes. Pas nécessairement en termes de styles ou d’époques, mais surtout parce que le XVIIIe est un siècle d’inventions et d’expérimentations. Je crois que c’est cela qu’il faut rechercher. Oui, rechercher la surprise, l’étonnement. Des exemples ? Un meuble d’architecte avec la crémaillère noyée dans le pied, une commode dont l’état de conservation parfait est dû à un cerclage de tôle qui agit comme un raidisseur, un petit bureau Louis XIV dont les pieds sont galbés bien avant la période Louis XV, une paire de fauteuils à dossier écusson datant du plein XVIIIe et munis d’une attache centrale, des chaises fin XVIIIe dont les pieds griffés et la jambe arrière déjà sabre annoncent le XIXe. C’est dans ces trouvailles inattendues, surprenantes, et même parfois époustouflantes de modernité, que le découvreur, l’explorateur, trouve son bonheur. C’est moins une histoire d’époque qu’une histoire de rencontre. »
Boulle ou le mariage de l’écaille et du laiton
Jean-François Anne est lui aussi installé faubourg Saint-Honoré, cette rue qui semble avoir pris la place de ces fameux « quartiers réservés », tel le faubourg Saint-Antoine, où les grands ébénistes du XVIIIe tels Boulle, Cressent ou Vanrisamburgh exerçaient leur talent. « Oui, tout bouge et fluctue. Pour le XVIIe, voyez le Louis XIII qui valait très cher il y a vingt ans et qui ne vaut plus que la moitié aujourd’hui parce qu’il ne correspond plus au mode de vie actuel. Des pans entiers du XVIIIe sont également touchés : les marqueteries, les laques, les canapés souvent imposants et inconfortables. Bien sûr, l’exceptionnel marche toujours ; un canapé à très belles sculptures en bois doré, un Gourdin par exemple, trouvera toujours preneur. Il y a encore des choses sous-cotées, malgré leur qualité et leur rareté. C’est que, souvent, la force et l’expressionnisme de ces meubles effraient. Il faut un certain courage pour les affronter, et il faut bien reconnaître qu’il peut être difficile de vivre avec eux. Je pense en particulier à ces bureaux en marqueterie et d’inspiration Boulle, où flamboient l’écaille et le laiton qui sont exceptionnels et valent aujourd’hui tout juste soixante pour cent de ce qu’ils valaient il y a dix ans. »
L’élégance charmante de la Régence
Antiquaire depuis trente-cinq ans, Jacques Perrin se passionne pour la géographie du goût et se plaît à différencier ceux en vigueur à Naples et à Hambourg, à analyser ce qui « marche » à Londres ou à Monaco. « C’est vrai que le néoclassique marche bien en ce moment. Mais en réalité surtout auprès des collectionneurs avertis. Les débutants le trouvent souvent trop sévère. Les canapés, on le sait, marchent mal. Sauf si, curieusement, ils forment un ensemble avec les fauteuils. Mais là, il s’agit pratiquement d’un « style ambassade ». On dit que la marqueterie à fleur n’a plus les faveurs des acheteurs. C’est vrai, quoique j’en achète et vende régulièrement. Mais elle est sous-cotée actuellement et c’est un bon moment pour en acheter. Certains meubles, à l’utilité et à l’usage peu évidents, sont également délaissés, alors qu’il s’agit d’objets souvent pleins de charme et d’élégance. Je pense notamment aux consoles et aux voyeuses, autre nom des ponteuses puisque l’accoudoir de leur dossier servait d’appui pour les observateurs extérieurs au jeu de cartes. Et puis, j’ai un faible pour la Régence et son extrême élégance, qu’il s’agisse de meubles ou encore d’objets d’art. Les cartels, par exemple, complètement passés de mode et qui sont souvent d’authentiques merveilles. »
Chaises longues et duchesses brisées
Entre l’Élysée et l’ambassade d’Angleterre, entre cour et jardin, l’antiquaire Jean Lupu passe allègrement d’un univers à l’autre, d’une époque à l’autre. « Quoiqu’il advienne, il faut toujours jouer la qualité. C’est vrai que les modes passent, mais la qualité, elle, demeure et ne chute pas. Il en va du mobilier comme de l’immobilier. Ce qui est particulièrement délaissé aujourd’hui, ce sont les meubles hauts, ceux qui occupent les murs. Les gens, dorénavant, préfèrent les images. De toute façon, on lit moins, on n’écrit plus... Donc les armoires, les bibliothèques, les secrétaires, voilà un territoire sous-coté où l’on trouve désormais des merveilles abordables. Côté sièges, je recommande les chaises longues qui sont passées de mode, et pourtant ! Mais, une fois encore, la qualité est le meilleur des investissements : une commode de Carel, une duchesse brisée de Tillard... Aucun risque d’erreur, aucun risque d’oubli, aucun risque de perte. »
Entre « bronzaille » et camomille
Antiquaire depuis vingt-sept ans, installé rue Rossini à l’ombre de Drouot depuis quatorze ans, Camille Bürgi avoue une tendresse particulière pour les bronzes dorés du XVIIIe, la « bronzaille » comme on les nomme familièrement. « La découverte m’amuse follement, parce qu’elle fonctionne un peu comme un jeu de piste. Reconnaître un Boulle, c’est relativement facile, mais identifier une ciselure, c’est une autre paire de manches. Pour le mobilier, ce qui me passionne par-dessus tout, ce sont les laques jaunes du XVIIIe, dites aussi « jonquille » ou encore « camomille ». Deux raisons à cela. D’abord, leur rareté ; sur mille laques, neuf cents sont noires, quatre-vint-dix-neuf rouges et une seule jaune. D’ailleurs, de ces laques jaunes, on en a répertorié une soixantaine seulement, et de toute façon il en existe moins de cent dans le monde. Alors vous imaginez la rareté ! D’ailleurs, la commode que j’ai présentée au Carrousel du Louvre à l’automne dernier a été élue meuble de la Biennale des Antiquaires. La seconde raison de cette passion est personnelle et très anecdotique. Tout petit, à l’école, on m’appelait souvent Camomille, un surnom pour Camille. Imaginez donc, lorsque devenu antiquaire, j’ai découvert ces laques typiquement européennes et portant ce nom. Du coup je prépare un livre et une exposition consacrés à ces laques si rares, dont la fraîcheur et la gaieté sont incomparables. »
Les régulateurs, entre science et orfèvrerie
Expert des XVIIe et XVIIIe siècles, Jean Gismondi est connu pour être le redécouvreur de Boulle. « Les découvertes, on en parle beaucoup, mais on en voit très peu et la plupart du temps des petites. C’est la rareté qui est intéressante et, surtout, la singularité. C’est une des raisons qui me font aimer les régulateurs. Ils sont de formidables condensés de civilisation, des concentrés d’évolution de l’art et de la science. Celui que je vous montre aujourd’hui est en plus exceptionnel et ce n’est pas pour rien que le Musée des Arts décoratifs s’y intéresse. Il est, stylistiquement, un passage entre le Louis XIV et le Louis XV. Il porte la griffe de Meissonnier qui était un magnifique orfèvre et dont on sait qu’il a apporté un sens inhabituel de l’ornement dans le mobilier. C’est en fait la main d’un orfèvre qui a opéré ce basculement, et de là va naître l’effet le plus échevelé et le plus baroque de l’art français. S’interroger sur l’asymétrie apportée dans le XVIIIe français par Meissonnier et essayer de comprendre, c’est vraiment redécouvrir. De la même façon, considérer qu’un régulateur est le lieu de rencontre de nombreux métiers comme ébéniste, bronzier, horloger, savant et jouer à mettre tout ça en perspective, ça c’est de la découverte. »
Le plaisir des bonheurs-du-jour
Originaire de Lugano, antiquaire depuis quarante-deux ans, Adriano Ribolzi est installé à Monaco, l’une des capitales des grandes ventes du XVIIIe, depuis vingt-cinq ans. « Il y a beaucoup de choses qu’on ne regarde plus, comme les consoles ou les méridiennes, mais en réalité, il y a peu de choses sous-estimées. C’est vrai qu’il y a des « creux de marché », qui ne touchent jamais les pièces exceptionnelles, mais plutôt ce que j’appellerais la gamme moyenne. Un bon exemple, aujourd’hui, les commodes : il existe quantité de belles commodes, non signées, pas même estampillées, dont les proportions et l’état sont parfaits, dont on connaît l’origine, et à des prix tout à fait intéressants. Mais si je cherchais moi-même, c’est vers une famille de petits meubles souvent trop ignorés, que je porterais mon regard : les petites tables, qu’elles soient à écrire, à tric-trac, pupitre, mécanique ; les petits bureaux ; les encoignures ; les chiffonnières ; les guéridons ; les bonheurs-du-jour ; les coffres à bijoux sur pieds. Ils sont souvent d’une élégance et d’une délicatesse rares et s’accordent merveilleusement aux espaces domestiques d’aujourd’hui. »
Un secrétaire estampillé Charles Krier
Quarante ans déjà, et une longue trajectoire qui l’a conduit jusqu’à la rue du Cirque. Bernard Steinitz règne sur une caverne d’Ali Baba incomparable. « Si j’avais un meuble à présenter, ce serait ce rare secrétaire estampillé Charles Krier que j’ai exposé à la dernière Biennale . Le décor de sa partie supérieure est constitué d’une aquarelle figurant un trompe-l’œil où une scène s’inscrit au milieu d’un voile de dentelle aux replis élégants. Ce meuble a d’ailleurs été mis en rapport avec un autre secrétaire, estampillé Philippe Pasquier, acquis en France au début du XIXe par le dixième duc d’Hamilton, passé un siècle plus tard dans les mains de J. Pierpont Morgan et aujourd’hui conservé dans la collection Kress au Metropolitan Museum de New York. En ce qui concerne les secteurs négligés, je vais vous dire comme tout le monde que les canapés, les chaises longues, l’Empire, les marqueteries de fleurs, les bureaux cylindres, sont actuellement sous-cotés et qu’on peut donc, dans ces domaines, faire de bonnes affaires. C’est vrai et faux à la fois. Lorsque les pièces sont exceptionnelles, qu’elles soient encombrantes ou pas, chères ou pas, elles trouvent toujours preneurs. En réalité, le marché du meuble XVIIIe est très vigoureux en France, parce qu’il y a un grand nombre de marchands de qualité, et qu’un marché concurrentiel et compétitif fait nécessairement vivre les choses, fonctionner la mémoire, perdurer la diversité. Ce sont les marchés sans vigueur qu’il faut explorer, tel celui de l’argenterie française du XVIIIe. Les grands marchands tels Helft, Faniel ou Turisk n’ont pas été remplacés. Aujourd’hui, ce secteur est dévalorisé et les dynasties d’orfèvres tels les Ballin ou les Germain sont presque oubliées. »
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Aux bonheurs du XVIIIe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°503 du 1 février 1999, avec le titre suivant : Aux bonheurs du XVIIIe