A 89 ans, Aurelie Nemours déborde de projets. L’an dernier, elle signait les vitraux de l’église Notre-Dame de Salagon près de Forcalquier. Après l’exposition montée cet été à Mouans-Sartoux, voici que le Musée des Beaux-Arts de Rennes lui organise une rétrospective intitulée « Percussif ». Hommage à cette très grande artiste de l’art concret.
Le nombre, le rythme, la forme... l’art d’Aurelie Nemours procède d’une quête pour atteindre la vérité profonde du monde au-delà de son apparence. Géométrique et construit, il se développe au sein de séries de peintures d’une extrême rigueur et d’une rare énergie. Une aventure exemplaire, à laquelle fait régulièrement écho un travail d’écriture. Elle répond ici à quelques questions en forme de mots-clés.
Apprentissage
J’ai commencé par faire des études d’histoire de l’art. Cela m’a procuré l’occasion de toutes sortes de rendez-vous d’amour avec nombre de tableaux que j’allais voir régulièrement au Louvre. Je me suis ainsi constitué un savoir, une culture, mais très vite ce rapport à la création m’est apparu totalement insuffisant et par trop extérieur. J’ai ressenti en moi une espèce d’appel et j’ai alors décidé d’être un peintre par moi-même. En quête d’apprentissage, j’ai suivi les enseignements d’André Lhote puis de Fernand Léger, qui étaient fondés sur le cubisme. À force d’études, la recherche de la structure, que ce mouvement prônait, m’a tout naturellement conduit à l’abstraction. Cela s’est fait sans décision préalable. Petit à petit, la révélation du monde vous entraîne à un degré de connaissance interne à la nature qui fait très vite corps avec votre propre vie intérieure. Le monde objectif, celui de l’apparence, tombe alors au bénéfice du rythme.
Révélation
Au début, j’ai commencé par me saisir de tous les possibles de l’univers et puis les signes, les formes se sont réduits d’eux-mêmes parce que, très vite, ils me sont apparus comme des déviations, des déchéances des origines. J’ai alors éprouvé un véritable besoin de purification, à travers rigueur et silence. J’ai cherché à épouser la forme, à rentrer dans le rythme et à comprendre ce qui s’y passait. Le rythme m’a fait découvrir le nombre, et j’ai compris que je ne pourrais m’exprimer qu’à travers des éléments d’une totale pureté. L’horizontal-vertical s’est alors imposé à moi par nécessité de réduction des signes que l’univers me proposait pour sa vérité originelle. À ce moment-là, on ne peut plus supporter aucune déviation, et si on cherche la vérité d’une forme, on ne peut que la réduire à ce rythme essentiel qu’est l’orthogonal.
Projet de vie
Quand je suis parvenue à ce stade et à la révélation de l’horizontal-vertical, j’ai immédiatement saisi que le point d’intersection de ces deux directions me donnait une forme essentielle, une forme première, le carré. Depuis lors, je n’en suis jamais sortie. J’ai aspiré à être peintre pour passer tout mon temps à dire cela. Cette nécessité n’est liée à aucune idée, sinon à la volonté de trouver le moyen d’exprimer l’apparence de l’univers à travers un alphabet plastique. À l’époque où cela se passait, il y avait de quoi être angoissé par une telle aventure, d’autant que rien n’était encore acquis sur le plan artistique. Mais la peinture, ce n’est pas d’arriver une seule fois à quelque chose de satisfaisant ; il faut pouvoir en faire un projet de vie.
Abstraction
Contrairement à une idée reçue, l’abstraction est le fait des cubistes. Ce sont eux qui ont mis fin au culte morbide de l’apparence pour retrouver la forme. Tous leurs efforts ont été de remettre en vigueur l’épure, si chère à Léonard, afin de réhabiliter la structure de la peinture qui était perdue. Ce faisant, ils ont rendu à l’art sa véritable nature qui est d’être mathématique. La peinture est abstraction. Elle l’a toujours été. Les notions de sujet et de mythe n’ont fondamentalement aucun rapport avec la peinture. Elles ont davantage à voir avec la parole. Or, le plus souvent, on oublie la peinture pour faire valoir le sujet, le mythe, et c’est la catastrophe. Il est tout de même incroyable de penser que nous avons tant de mal à faire comprendre cela : que la peinture n’est autre chose qu’elle-même. Dans les arts plastiques, le but à poursuivre n’est pas d’accumuler des savoirs, encore moins un savoir-faire, mais d’atteindre ce moment d’illumination qui fait l’œuvre et qui procède d’une vision gagnée dans cette quête d’un au-delà de l’apparence. Je conseille toujours aux jeunes qui viennent me voir de dessiner une pomme tous les soirs en rentrant chez eux. La dessiner, et rien d’autre. Un jour adviendra où ils verront l’angle droit qui est dans la pomme. Ce jour-là, la pomme aura disparu. Ils auront atteint la structure et découvert le rythme.
Rythme et nombre
On croit toujours que l’intuitif est la voie de la connaissance. En réalité, le tableau obéit à une mathématique. D’ailleurs les mathématiciens eux-mêmes reconnaissent que c’est dans l’ordre de la nature, et ils ont démontré que l’angle droit était dans la molécule. La force de l’artiste est de le découvrir par lui-même. Cela procède d’une totale liberté. Pour voir cet angle droit, il faut être dégagé de toutes les idées préconçues que l’on peut avoir sur les choses. Si Matisse a pu faire des silhouettes avec une seule ligne et si l’on reconnaît cependant admirablement les corps, c’est que sa ligne en épouse exactement le rythme. Il n’avait plus de modèle devant lui. Tout procédait de sa vie intérieure. Je prends cet exemple pour dire qu’il arrive toujours un moment où la vie intérieure crie. Elle force alors le passage et c’est le rythme – dont le nombre est le secret – qui crée alors la forme. Rien n’existe sans le rythme. Il est à l’origine de toute la création et le nombre, c’est la pulsion, la part vitale.
Pratique de la série
La série procède du déroulement même du travail, parce qu’au cours de la réalisation d’un tableau, il se passe toutes sortes de transformations en vous qui appellent d’autres désirs et d’autres visions. À une époque où je pratiquais des techniques réversibles, quand je n’étais pas satisfaite de ce que j’avais fait, je l’effaçais systématiquement le lendemain. Par la suite, pour ne pas céder à cette volonté à tout prix de la dernière idée, j’ai compris qu’il me fallait d’abord achever le travail en cours, c’est-à-dire aller au plus loin possible avec lui, puis m’occuper de l’idée nouvelle que j’avais en tête en faisant un autre tableau. La pratique de la série ne relève pas d’un programme préétabli, c’est le travail lui-même qui la détermine, elle procède de l’exercice même de la peinture, parce qu’il y a un état de révélation permanent dans la peinture. Au cours de l’exécution d’un tableau, le contraire, le complémentaire, le presque pareil de ce que vous êtes entrain de faire ne cessent de vous assaillir. D’autres tableaux vous apparaissent que vous voulez tout de suite engager. Il y a toujours une grande frénésie, une grande impatience dans l’instant même de la création, et le principe de la série vous permet de les canaliser. L’objectif du peintre est de quêter le signe. Parce que le nombre et le rythme sont majeurs, il ne reste plus au peintre qu’à trouver une écriture qui en rende compte. C’est là sa quête essentielle. Dès lors que l’on cherche à dépasser ce stade de l’apparence et qu’on vise à cette révélation du secret interne à la nature, quelque chose de plus est exigé : c’est d’aller vers un indéfinissable qui n’a aucune figuration réelle et que la série permet de mettre en exergue.
Écriture
Je crois que je peux dire que j’ai toujours écrit. J’ai toujours eu besoin de cet instant de prise sur l’acte du jour, du moment. Non pour raconter ce qui s’est passé mais pour faire le point sur ma vie intérieure. L’exigence de l’écriture vient probablement du rôle de l’idée dans notre vie. Au risque de paraître sacrilège, je dirais que l’idée est en somme étrangère aux arts plastiques. Bien sûr, nous ne travaillons pas sans conscience, ni concept, mais le concept est jeté par-dessus bord, sans même qu’on le veuille, aussitôt qu’on entreprend le travail de peintre. On a beau partir d’une idée, très vite il n’en est même plus question. Si l’on s’y tient, alors l’idée crée le symbole et c’est l’enfermement. Dans l’acte de création, on ne sait jamais vraiment où l’on va. Quoiqu’il arrive, on est animé d’une passion qui ne se dément jamais. On ne suit aucun modèle et l’on est toujours devant l’irréparable. Le recours à l’écriture s’explique parce que l’esprit a une vraie soif de conscience. Il ne s’agit pas d’établir une équivalence entre écriture et peinture mais d’expliciter pour soi-même, par l’écrit, ce qu’il en est de cette recherche d’absolu. L’écriture, c’est toujours pour soi-même.
Espérance
Pendant longtemps, mes tableaux ont été perçus comme illisibles, voire inacceptables, parce que, finalement, il n’y a rien. Ils apparaissaient comme faisant le sacrifice de la peinture et ils n’avaient pour critère que ma propre histoire. J’étais seule avec moi-même. Il y a seulement une quinzaine d’années qu’on les accepte. Cela me fait plaisir parce que cela signifie que le regardeur attend de l’œuvre une certaine part de méditatif. Il accepte aujourd’hui qu’une œuvre d’art puisse l’aider à vivre. C’est là que l’art a sa raison d’être. Il doit aider l’autre à penser sa vie au quotidien, à la vivre en fonction de ce qu’elle demande, de ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire un espoir. Tout le sens de l’art est là. C’est pourquoi je pense qu’on ne peut pas être un artiste sans être un être de foi. Sans croire puissamment en la vie.
RENNES, Musée des Beaux-Art, 5 novembre-8 février, cat. 120 p., 150 F environ.
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Aurelie Nemours
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°511 du 1 novembre 1999, avec le titre suivant : Aurelie Nemours