Au jardin de Christo et Jeanne-Claude

L'ŒIL

Le 1 décembre 1998 - 2001 mots

Depuis qu’ils ont empaqueté le Pont-Neuf à Paris ou le Reichstag à Berlin, Christo et Jeanne-Claude ont obtenu une cote de popularité qu’aucun autre artiste contemporain n’a réussi à atteindre. Le 21 novembre, cent-soixante-trois arbres de la Fondation Beyeler à Bâle ont été enveloppés... Entretien avec les deux artistes stars sur leurs deux nouveaux projets pour les États-Unis.

Cent-soixante-trois noyers, cerisiers, tilleuls, érables, gingko et autres catalpa, quarante-quatre mille mètres carrés d’un polyester utilisé au Japon pour protéger les arbres pendant l’hiver, près de vingt kilomètres de corde. Au livre des records, la nouvelle installation de Christo et Jeanne-Claude pour la Fondation Beyeler mérite bien sa place. Elle marque l’aboutissement de nombreux projets autour des végétaux que les deux artistes ont développés depuis plus de trente ans. En 1966, Christo et Jeanne-Claude avaient déjà présenté au Van Abbemuseum d’Eindhoven un Arbre emballé de dix mètres de haut. Deux ans plus tard, ils avaient proposé au Museum of Modern Art de New York d’emballer ceux du jardin intérieur. L’année suivante, ils firent subir le même sort à deux arbres appartenant à un collectionneur australien, John Kaldor, dans sa propriété de Sidney. Pour Paris, ils eurent même l’intention d’emballer les trois-cent-trente feuillus des Champs-Élysées, projet refusé par un préfet de Paris de sinistre mémoire, Maurice Papon. À chacune de leurs installations, Christo et Jeanne-Claude font la une des télévisions et des journaux. Le secret de leur succès médiatique ? Des projets mûris pendant longtemps, des réalisations monumentales, techniquement impressionnantes, impliquant administration et population locale. Profitant du passage de Christo et Jeanne-Claude au CCC de Tours, L’Œil a fait le point avec eux sur leurs prochains grands chantiers.

Quel est l’état d’avancement de vos deux  projets américains, lancés depuis longtemps déjà mais qui semblent traîner quelque peu ?
Jeanne-Claude : Nous travaillons simultanément sur deux projets : The Gates of Central Park (les Portes de Central Park), lancé en 1979 pour New York, et Over the River (Au-dessus de la rivière) depuis 1992. Nous travaillons sur deux projets de front car la chose la plus difficile pour nous est d’obtenir les permis de réalisation. Pour le Pont-Neuf, par exemple, il nous a fallu dix ans. Pour les Parasols que nous avons plantés au Japon et en Californie en 1991, six ans et demi ont été nécessaires. Quant au Reichstag, pas moins de vingt-quatre ans. Quand nous verrons qu’un des deux projets avancera plus vite que l’autre, nous mettrons toute notre énergie et tout notre argent sur celui-là. Pour l’instant nous ne savons pas lequel se fera le premier.
Christo : Le progrès du permis indiquera lequel des deux projets aura le plus de chance de se réaliser d’abord.

Quelles sont les difficultés de l’un et l’autre projet ?
C. : Pour les Gates of Central Park, dès 1981 le commissionnaire des parcs de New York, Mr. Gordon Davis, a écrit un livre de 235 pages pour expliquer son refus. La principale raison était que le gouvernement ne voulait pas créer un précédent. Il avait peur que l’on endommage le parc.
J.-C. : Le projet était en effet de construire entre onze mille et quinze mille portiques dans tout Central Park, sur les trente-six kilomètres d’allées piétonnes.
C. : Davis sait que nos projets sont publics, qu’ils peuvent attirer beaucoup de monde et que, selon lui, Central Park est déjà trop utilisé. Sa troisième objection est philosophique : il ne peut accepter de dépenser tant de millions de dollars pour une œuvre éphémère (bien que ce soit nous qui financions nos projets) alors que lui a tant de mal à trouver l’argent pour entretenir son parc. Mais ça, c’est le refus officiel. En fait, ce projet engage beaucoup de choses. Chaque quartier de New York a son président, élu par la population et avec l’aide d’associations qui ont beaucoup d’influence sur l’opinion publique. Sachant cela, avant de lancer le projet, nous avons engagé un sociologue très connu, le Dr Kenneth Clark, pour interviewer mille cinq cents personnes des différentes communautés habitant près de Central Park. De ces entretiens, il apparaît que les gens les plus noirs et les plus pauvres aiment ce projet, alors que plus les gens sont blancs et riches, moins ils veulent le voir aboutir.

Peut-on revenir sur votre deuxième projet, Over the River ?
J.-C. : Over the River est un projet où une succession de panneaux de toile, fixés à des cables perpendiculaires à une rivière, vient recouvrir celle-ci. Cette rivière de toile s’interrompt de temps en temps et l’on voit la vraie rivière apparaître. Nous voulons utiliser soixante kilomètres de la rivière Arkansas au Colorado et la rivière de toile fera dix kilomètres.
C. : C’est un projet qui s’intègre à l’espace intérieur et à l’espace extérieur. Dans le projet des Gates on trouve déjà cela. On peut entrer dans cette réalisation, puis en sortir. Plus de trois-cent-cinquante bateaux passent chaque jour sur cette rivière. Nous voulions trouver une eau vive et calme aux États-Unis.

Pourquoi aux États-Unis ?
J.-C. : Parce que nous vivons aux États-Unis.
C. : Non pas uniquement. Aussi parce qu’en 1992, quand le projet a commencé, nous en avions assez des problèmes avec Berlin et le Reichstag. On passait tant de jours en Allemagne. De 1992 à 1994, avec Simon Chaput et nos collaborateurs, nous avons cherché, arpenté vingt-cinq mille kilomètres aux États-Unis, vu quatre-vingt-neuf rivières dans les états du Colorado, de l’Idaho, du Nouveau-Mexique, du Wyoming... Puis il nous a fallu faire des tests en grandeur réelle mais avec des toiles de différentes couleurs, différents systèmes d’attaches.

Ces essais techniques ne peuvent m’empêcher d’évoquer les problèmes survenus lors de l’installation des Parasols au Japon et en Californie.
C. :  Oui, il y a eu un accident dans chacun des pays. Un mort de chaque côté. D’où ces tests esthétiques mais aussi techniques.

Quels sont ici les problèmes rencontrés ?
C. : Contrairement à New York, ce projet est très éparpillé au niveau des responsabilités. D’un côté nous avons le ministère de l’intérieur du gouvernement fédéral. Ensuite, deux comtés de l’état du Colorado et dix-neuf agences gouvernementales pour les problèmes liés au trafic, aux autoroutes, à l’environnement... Nous devons convaincre en tout vingt-trois agences pour qu’elles s’organisent ensemble et nous évitent de faire nos demandes séparément.

Quel est le coût de chacun des projets et son mode de financement ?
J.-C. : Nous ne connaissons jamais d’avance le coût d’un projet. Bien sûr nos ingénieurs chiffrent chacun des projets et nous avons l’expérience mais, par exemple, pendant trois ans nous avons dit à la presse que le projet du Reichstag coûterait entre cinq et sept millions de dollars. À la fin, cela en a coûté treize. Alors on s’arrête ? Non. Notre mode de financement est simple puisque nous sommes nos propres marchands. Nous vendons nos œuvres aux musées, aux galeries, aux collectionneurs. Nous vendons les dessins, collages, maquettes des projets en cours ou d’autres plus anciens que nous avons gardés. Tout l’argent obtenu va dans la même banque qui nous permet de financer les projets en cours et de rembourser les emprunts aux banques.

Comment sont signées les œuvres anciennes ? Christo ou Christo et Jeanne-Claude ?
J.-C. : Toutes les œuvres et dessins sont signés Christo uniquement, vous le voyez.
C. : Moi je dessine sans assistant, seul. Quel artiste de soixante-trois ans peut dire cela ? Ces œuvres préparatoires sont faites pour préciser visuellement ce que nous voulons faire. Pour chacun des projets, les couleurs changent, évoluent. Les premiers dessins sont flous, les derniers sont nets. Ces dessins sont faits d’abord pour nous, ensuite pour les politiciens et autres décideurs, enfin pour financer les projets.
J.-C. : Il n’y a que trois choses que nous ne faisons pas ensemble. Nous ne prenons jamais le même avion. Je ne fais jamais de dessin, Christo les fait et les signe seul. Enfin, Christo a la chance de n’avoir jamais rencontré notre expert-comptable.
C. : La réalisation des grands projets est signée Christo et Jeanne-Claude. C’est simple.

Comment déterminez-vous la durée de vie d’une œuvre ?
J.-C. : Nous affectionnons beaucoup la durée de quatorze jours, car nous voulons donner deux week-ends au public qui vient voir cette œuvre. Ces quatorze jours coûtent très cher, mais nous pensons que nos réalisations ne doivent pas être de simples gestes d’auto-satisfaction égoïstes.
C. : De plus, il faut créer le sentiment de l’éphémère : le projet va partir, il faut se dépêcher d’aller le voir. Il y a un côté nomade qui apporte l’énergie, qui rend les choses inoubliables.
J.-C. : Le côté nomade est aussi traduit par la fragilité de la toile.

Vos premières œuvres avaient une connotation politique importante. Le Mur de barils installé rue Visconti à Paris en 1962 s’intitulait également le Rideau de fer. Cette implication semble avoir aujourd’hui disparu.
C. : Les projets absorbent ce que sont les lieux. À Paris, au moment du projet de la rue Visconti, il y avait les barricades, c’était la fin de la guerre d’Algérie. Il y avait cette réalité.
J.-C. : Parenthèse en passant : récemment quelqu’un nous a dit : « C’était merveilleux, vous aviez écrit sur le mur : “Le fascisme ne passera pas” ». Mais non, ça y était déjà. D’un autre côté, il y avait inscrit « OAS, SS ».
C. : Tout cela devient partie de l’œuvre d’art mais ce n’est pas inventé par nous. Bien sûr il y a toujours un côté politique, économique. Environnemental comme pour les Surrounded Islands de Floride. Lié à l’histoire de l’art et la culture comme pour le Pont-Neuf. Mais nous ne l’avons pas inventé, c’est inhérent au lieu.
J.-C. : Quand nous avons choisi de travailler sur le Reichstag en 1971, tout le monde disait qu’on se foutait du Reichstag, que ça ne servait à rien, que c’était une vieille histoire sans intérêt. Et puis les choses ont changé, ce n’est pas nous qui avons changé.
C. : Chaque lieu qui nous inspire a quelque chose de particulier. Le Reichstag a quelque chose de dramatique. Moi-même je suis un produit de l’Europe de l’Est, et s’il n’y avait pas eu la guerre froide, je serais resté en Bulgarie. Chaque projet m’attire personnellement, chaque projet est autobiographique.

Alors pourquoi n’avoir rien conçu pour un pays de l’Est ?
J.-C. : Parce qu’on n’en a pas envie.
C. : On ne fait pas de commandes publiques car c’est artificiel. On ne serait pas honnêtes avec nous-mêmes.

Vous n’avez rien à dire en Bulgarie, votre pays natal ?
C. : Pas pour le moment, peut-être plus tard. À Tours, un étudiant m’a demandé pourquoi je faisais des projets en France, au Japon, aux États-Unis et pas dans des pays du Tiers-monde. J’ai répondu que je faisais exactement comme j’ai vécu. J’ai grandi dans un pays communiste, je m’en suis échappé quand j’avais vingt et un ans. J’étais déjà étudiant aux Beaux-Arts et je voulais être artiste. Moi, je voulais aller dans des pays où on faisait de l’art. Je suis allé à Paris. C’était très difficile car j’étais réfugié. Après Paris, j’ai été à New York. C’est très naturel. Michel-Ange est allé à Rome où étaient les grands artistes de son temps, pas à Oslo ou ailleurs. Il est normal qu’un artiste se nourrisse du dialogue avec les autres artistes.

Mais certains artistes retournent dans leur pays pour, peut-être, faire acte de résistance, montrer ce qu’ils ont appris ailleurs.
J.-C. : Ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent. C’est un des grands problèmes avec la presse. Les journalistes demandent toujours quel est le symbole caché, le message. Mais il n’y a pas de symbole, pas de message. C’est une œuvre d’art, un point c’est tout.
C. : Le vrai art est dans le cœur de l’artiste et l’artiste a le droit de faire ses choix. Par exemple, nos projets sont très optimistes. Je suis optimiste car je me suis échappé... Je ne suis pas fait autrement.

BÂLE, Fondation Beyeler, jusqu’au 24 janvier et TURIN, Palazzo Bricherasio, jusqu’au 17 janvier 1999.

Légende photo

Jeanne-Claude et Christo lors du Ellis Island Heritage Award en 2005 - photographe von Martin Dürrschnabel - Licence Creative Commons

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°502 du 1 décembre 1998, avec le titre suivant : Au jardin de Christo et Jeanne-Claude

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