L’exposition « Montagnes célestes », au Grand Palais, fait la part belle à la peinture de paysage qui fut en Chine un genre majeur, voire dominant, pendant de nombreux siècles. Cette peinture a donné lieu à toute une littérature critique dont on trouvera ici quelques aperçus souvent savoureux, parfois percutants.
La notion de vide, nous disent les spécialistes (cf. visite guidée), est au centre de la pensée chinoise, de sa cosmologie, sa poésie, sa peinture de paysage. Comme les peintres chinois, nous ferons ici avec le vide : celui de notre ignorance, même relative, d’un monde si foncièrement différent du nôtre. C’est sur ce fond, ce blanc, cette réserve, que nous esquisserons à notre tour quelque chose comme un petit jardin, mais un jardin de théories, composé d’une poignée de citations – autant de surprises pour le lecteur occidental, autant d’occasions d’y perdre son latin.
La peinture chinoise est riche d’une tradition théorique et historiographique continue qui remonte aux IVe et Ve siècles. Les premiers textes traitant du paysage en tant que genre pictural autonome datent de cette époque. Cette littérature a pour elle d’être le fait, bien souvent, des peintres eux-mêmes, ou de lettrés proches de la peinture. Dans son versant le plus libre, le moins codificateur, la théorie reste ainsi très proche de la création artistique, elle revêt la même ampleur poétique, recèle la même délectable sève.
Prendre part au processus de la création
L’idée de paysage s’exprime par l’association des deux caractères shan et shui désignant les deux pôles de l’espace chinois, la montagne et l’eau. La peinture de paysage relève d’antiques conceptions cosmologiques, telles qu’elles se définissent dans le Livre des Mutations et dans la tradition taoïste. Celle-ci postule l’existence d’un vide originel d’où procèdent le souffle primordial, les souffles vitaux, les principes complémentaires du yin et du yang. Un vide dit « médian » introduit la discontinuité et la réversibilité, il permet le devenir réciproque entre des termes opposés tels que yin et yang, temps et espace, terre et ciel, et de façon générale détermine le processus de transformation qui entraîne toutes choses au sein de l’univers. La peinture, dans ses aspirations les plus hautes, doit rendre visible cet ordre du monde auquel elle participe elle-même. Un grand peintre de paysage aspire moins à imiter la nature qu’à « prendre part au processus de la création ».
« L’univers est fait de souffles vitaux et la peinture s’accomplit au moyen du pinceau-encre. La peinture n’atteint son excellence que si les souffles émanant du pinceau-encre s’harmonisent pour ne plus faire qu’un avec ceux de l’univers. » C’est ce que prescrit l’un des six canons de l’art pictural énoncé dès le début du VIe siècle : « Animer les souffles harmoniques. »
Pénétrer le cœur des choses
Pour cela, le peintre doit intérioriser les spectacles de la nature, pour capter, au-delà des apparences superficielles, les lois internes ou lignes internes des choses, leurs souffles vitaux et les relations des choses entre elles. Lorsqu’une œuvre respecte ces lois, « les éléments surgissent par engendrement interne et continu ». Pour arriver à ce degré, l’artiste doit être parfaitement maître de son art. Mais cela ne suffit pas. Il faut encore qu’il ait le i (idée, désir, intention, conscience agissante, juste vision) : « Que le maniement du pinceau soit toujours mû par le i, que le trait tracé s’imprègne toujours de l’esprit qui le déborde » et alors, « concentré et déterminé, le pinceau pénètre le cœur des choses, en épouse les poussées internes », alors, l’artiste a la chance de voir « la vraie vie et la vraie saveur jaillir de toutes parts en sa peinture ».
Esprit qui déborde, le i doit porter et prolonger le trait de pinceau. « Car le véritable accomplissement d’un trait (ou d’un tableau) réside dans le fait même qu’il se laisse parachever par le i, et non point dans le trop-achevé. »
Savoir laisser
Avec cette notion d’inachèvement, compris comme condition même de l’accomplissement, nous voilà bien, semble-t-il, au cœur de l’esthétique picturale chinoise. « Dans le tracé des formes, bien que le but soit d’arriver à un résultat plénier, tout l’art de l’exécution réside dans les intervalles et les suggestions fragmentaires. D’où la nécessité de savoir laisser. Cela implique que les coups de pinceau du peintre s’interrompent (sans que le souffle qui les anime le fasse) pour mieux se charger de sous-entendus. Ainsi une montagne peut-elle comporter des pans non peints, et un arbre être dispensé d’une partie de ses ramures, en sorte que ceux-ci demeurent dans cet état en devenir, entre être et non-être. »
Les racines des nuages
De même qu’il régit le fonctionnement de l’univers, le vide doit permettre, à l’intérieur d’une peinture, la circulation des souffles. Il est figuré par les parties non peintes, laissées en réserve, ciel, brumes, nuages, ou par les parties laissées « en creux » par rapport aux éléments s’affirmant « en plein ». Comme toutes les polarités mises en jeu dans la peinture (terre-ciel, lointain-proche, mais aussi pinceau-encre, etc.), le couple constitutif montagne-eau est pris dans cet « état en devenir ».
Les nuages, « synthèse des monts et des eaux », permettent de visualiser le processus : étant à
la fois eau (par leur origine et leur substance)et montagne (par leurs formes et leur hauteur), ils forment l’état intermédiaire entre ces deux pôles du monde visible, leur permettant d’échapper à une opposition figée. « C’est eux qui, entraînant montagne et eau dans leur devenir, confèrent au paysage son aura. »
De même, les rochers – sans parler des arbres – sont perçus, décrits et peints comme des êtres vivants, portant mémoire d’un état antérieur, ou promis à la transformation : « Un rocher, certes, est une entité stable. Pourtant il faut le représenter comme une présence aussi mobile que le souffle, aussi fluide que l’eau. Cela ne s’explique pas aisément ; au peintre de le sentir. Les Anciens donnaient au rocher le nom de “racines des nuages” ; ils disaient que les rochers, à l’aspect tourmenté ou joyeux, fantastique ou paisible, semblent changer de physionomie à chaque instant. On voit par là que l’esprit du rocher est tout de mobilité et de fluidité. »
Ce devenir réciproque englobe l’homme lui-même, puisque celui-ci a la faculté d’accueillir le monde environnant en son for intérieur, de reconnaître en lui-même les forces agissantes qui régissent l’univers, et d’en donner l’image. Celle-ci fonctionne organiquement, à l’instar du monde qu’elle représente. Sa contemplation permet de « se purifier le cœur » et de « contempler la Voie » en effectuant « une promenade par l’esprit ».
La merveilleuse essence
Le peintre fait plus que d’intérioriser les aspects de la nature. Avant de les peindre, il les recrée en son cœur. À propos d’un des motifs végétaux les plus prisés des peintres chinois : « Les bambous jaillis de mon cœur ne sont pas ceux que j’ai devant les yeux. » « Avant de peindre un bambou, que celui-ci pousse déjà en votre for intérieur. » « Lorsque Yü-k’o peignait un bambou […] il délaissait son propre corps, celui-ci se transformait, devenait bambou, faisant jaillir sans fin de nouvelles fraîcheurs. »
Il s’agit là d’une véritable communion avec les êtres et les choses, au point de pouvoir se fondre en eux, ou de s’identifier à l’ensemble du monde naturel : « À présent que le Paysage est né de moi et moi du Paysage, celui-ci me charge de parler pour lui. J’ai cherché sans trêve à dessiner des cimes extraordinaires. L’esprit du Paysage et mon esprit se sont rencontrés et par là transformés, en sorte que le Paysage est bien en moi. »
Cette expérience déborde les limites d’un genre esthétique, et s’apparente parfois à l’extase mystique : « Le corps pareil au bois desséché et le cœur à de la cendre éteinte, on se sent faire partie de la merveilleuse essence. C’est bien là le tao de la peinture. » « Le peintre l’appréhende [l’essence des choses], non par un acte uniquement volontaire, mais par l’illumination… »
Au-dedans
La peinture de paysage, en Chine, est constamment connectée au merveilleux et au surnaturel, qui affleurent dans la moindre branche de prunier en fleurs, le moindre rocher. Plus exactement, ce qui rend ces apparences peintes plus vives que la réalité elle-même, c’est la présence de l’invisible.
« La peinture est sacrée » car grâce à elle « le visible se trouve représenté, l’invisible même prend forme ». Cet invisible qui prend forme dans la peinture, c’est l’ordre de l’univers éprouvé par
l’esprit et le cœur humain. Car la sensibilité individuelle de l’artiste est bien sûr engagée dans le processus de recréation. Sans elle, l’image serait abstraite et sèche comme un chiffre. « Au-dehors, j’imite la voie de la Création ; au-dedans, je capte la source de mon âme. »
L’exposition « Montagnes célestes » est conçue dans le cadre des années croisées France-Chine. À travers des objets archéologiques et des peintures provenant essentiellement des musées chinois, elle traite d’un des principaux thèmes de l’art chinois : les montagnes et les eaux, leurs dimensions mythiques et religieuses, leurs prolongements esthétiques à travers l’expérience individuelle des poètes et des peintres. Elle se déroule du 1er avril au 28 juin, tous les jours sauf le mardi de 10 h à 20 h, mercredi de 10 h à 22 h. Tarifs : entrée sur réservation (de 10 h à 13 h) et plein tarif, 10,1 euros ; entrée sans réservation (à partir de 13 h), 9 euros ; tarif réduit, 7 euros. PARIS, Galeries nationales du Grand Palais, entrée Clemenceau, VIIIe, tél. 01 44 13 17 17.
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Animer les souffles harmoniques
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°557 du 1 avril 2004, avec le titre suivant : Animer les souffles harmoniques