La galerie Jousse entreprise a choisi de révéler la cohérence de la production céramique d’André Borderie (1923-1998), resté méconnue au cœur d’une œuvre multiple – sculpture, peinture et tapisserie – emblématique du lyrisme de l’abstraction française dans l’après-guerre. Philippe et Patricia Jousse mettent l’accent sur une collection de pièces uniques réunies pour leur valeur sculpturale puissante, accompagnées de quelques projets d’environnements pour l’architecture.
« Ses œuvres lui ressemblent : chaleureuses, accueillantes, mesurées, elles ont le regard franc et le langage sans détour. Elles nous touchent par leur équilibre, leur sens du concret, leur énergie. Elles nous invitent à l’intimité, au bien-être. Elles nous parlent aussi de la pierre, de la terre et du bois. Elles nous parlent de la chaleur d’un feu, de l’éclat du jour ou d’un jardin secret. » Ce sont les mots d’un ami vrai, le peintre-cartonnier Robert Wogensky, qui nous introduisent le mieux dans l’univers de grande dignité poétique d’André Borderie, dont la vie a été marquée par une double découverte : celle de sa vocation d’artiste en 1940, puis celle de la foi, en 1948. Des rencontres décisives scellent effectivement son destin : l’affichiste Paul Colin d’abord, qui encourage Borderie à peindre alors que celui-ci s’ennuyait dans sa première carrière d’inspecteur aux télécommunications. Par la suite, c’est l’amitié durable avec le couple d’artistes d’origine hongroise Pierre et Vera Szekely qui va constituer un moment-clé de son parcours artistique. Ils décident en 1948 de constituer une communauté artistique, d’abord à trois, puis à quatre car André Borderie rencontre Maria, qui deviendra son épouse. Les deux couples s’installent à Bures-sur-Yvette, puis à Marcoussis. Cette époque est celle de la conversion d’André Borderie au catholicisme : toute son œuvre se trouvera désormais dirigée par une foi bien ancrée qui transparaît dans son désir permanent de pureté formelle et de sentiment d’élévation. Durant cette période, la communauté cosigne une production céramique de leurs deux noms, Borderie-Szekely. On retrouve la confluence des origines slaves des Szekely et du sentiment religieux de Borderie dans des pièces aux thèmes imagiers encore très en vogue dans la céramique française de l’après-guerre. Ils se démarquent assez vite néanmoins des thèmes folkloriques et sacrés pour adopter un univers formel plus dépouillé, fortement influencé dorénavant par l’art abstrait : les formes deviennent sinueuses et s’amplifient, les décors se stylisent en réseaux de lignes abstraites.
Juste mesure
Les pièces présentées à la galerie Jousse ont été conçues uniquement par André Borderie, après la dissolution de la communauté en 1958, et réalisées au cours des décennies suivantes. Après la séparation du groupe, l’artiste continue à produire des pièces cuites. Son style s’affirme encore, les formes exécutées en grès chamotté gagnent en simplification et en monumentalité. Ce sont des boîtes, de larges coupes ou des bouteilles effilées, proches d’objets liturgiques. Il y a également ces vases Boule ou Galet dont l’apparence externe est rugueuse et minérale. L’artiste intitule certaines céramiques Têtes à lumière, car elles semblent emprisonner l’énergie pour mieux la rediffuser en ponctualité graphique. On trouve quelques formes sculpturales très radicales comme le Rectangle, et parmi plusieurs modèles de tables basses celui de l’Œil, dont le plateau est fuselé en mandorle. Les allusions à une symbolique originelle sont présentes aussi dans la série des Œufs ou dans la maquette des Flammes. Dans leur valeur de verticalité et de hiératisme, grâce à leurs formes dépouillées, nombre de ces œuvres s’éloignent de l’univers habituel des objets de décoration, pour s’intégrer avec force dans l’espace architectural. L’ensemble souligne un questionnement obsessionnel de la juste mesure qu’André Borderie poursuit avec une vraie rigueur intellectuelle jusque dans sa recherche d’émaillage, quasi monochrome, jouant subtilement sur le mat et le brillant et seulement rompu parfois de touches chaudes orangé-rouge, ou plus ténébreuses bleu-gris. Plusieurs de ces pièces ont été exposées à l’époque par la galerie Mai à Paris, où étaient diffusés les meubles de Charlotte Perriand et de Jean Prouvé.
Très lié au monde des architectes, André Borderie a été un grand défenseur de l’art intégré dans la cité : il participe en 1955 aux activités du groupe Espace réuni par André Bloc – architecte et fondateur de deux importantes revues Aujourd’hui art et architecture et L’Architecture d’aujourd’hui –, partisan et promoteur d’une synthèse des arts.
Borderie suit cette impulsion en créant des sculptures en acier ou béton, des éléments d’art mural en terre cuite émaillée ou en mosaïque, pour des bâtiments publics ou privés en collaboration avec plusieurs architectes (Yves Roa, Maurice Prévert, Pierre Vigneron, Gilles Thin). Ces environnements abstraits généralement construits sur un rythme ascendant s’inspirent parfois de l’architecture sacrée en reprenant le vocabulaire du pilier ou du portique. Philippe Jousse présente quelques maquettes et plans de ces projets, dont certains pourraient être comparés aux habitacles d’André Bloc dans leur commune préoccupation sculpturale. Borderie évoquait souvent à leur propos son obsession de « l’échelle mentale » : dans des compositions déployées selon l’amplitude du regard, il cherche à faire ressortir une monumentalité, quelle que soit l’échelle finale de réalisation. Force est de constater qu’il y a dans les céramiques comme dans les maquettes une vibration comparable, un même élan organique et vital nourri par l’observation de la nature et de ses forces primaires. Cette proximité du concret agrémenté d’une dose de fantastique l’ont amené à concevoir certaines formes de bulbes ou de champignons, assez semblables aux projets de quelques architectes utopistes des années 1960 tels Jean Maneval avec ses « maisons-bulles », ou Antti Lovag pour la résidence de Pierre Cardin à Théoule-sur-Mer.
Verticalité de la foi
L’œuvre d’André Borderie est étonnamment diversifiée : céramique, plâtre, métal, pierre, bois, plastique attestent de son désir perpétuel de renouvellement. C’est pourtant à travers la peinture que l’œuvre s’épanouit véritablement. La première exposition de ses toiles a lieu en 1955 chez Colette Allendy. Sa recherche d’une abstraction tout en verticalité va atteindre une admirable épure graphique dans les années 1990. Il travaillait également depuis les années 1960 à l’exécution de cartons peints pour des tapisseries, où l’on retrouve souvent les images métaphoriques du creuset de lumière et de l’ascension de la flamme : celles-ci furent exposées à la galerie La Demeure animée par Denise Majorel, aux côtés d’autres créateurs de l’abstraction tel Mathieu Matégot.
Borderie est l’auteur de plus de quatre cent cinquante cartons : il a reçu dès 1963 le Grand Prix national de la tapisserie française. En céramique comme dans ses autres domaines de prédilection, André Borderie cherche à exprimer un message de foi intense et un grand appétit de vie. Cette
qualité d’évidence et cette solidité d’écriture sans superflu ont été admirées par les artistes de sa génération, parmi lesquels le peintre-cartonnier Michel Tourlière – qui fut directeur des Arts décoratifs d’Aubusson – un de ses plus fidèles amis avec Robert Wogensky, la cinéaste Agnès Varda ou l’écrivain Daniel Boulanger. C’est toute la singularité de l’homme et de son œuvre qui apparaît
à la vision des rares céramiques présentées aujourd’hui.
« André Borderie » est présentée du 13 septembre au 31 octobre, du mardi au samedi de 11 h à 19 h. PARIS, galerie Jousse entreprise 34 rue Louise Weiss, XIIIe, tél. 01 53 82 13 60, www.jousse-entreprise.com
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André Borderie, le ciel et la terre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°551 du 1 octobre 2003, avec le titre suivant : André Borderie, le ciel et la terre