À travers ses arbres, ses natures mortes et ses visages, Alexandre Hollan s’impose comme le peintre de la vie silencieuse. Un silence impressionnant au sein du bruyant aujourd’hui. Nous lui avons rendu visite dans son atelier parisien.
« Je suis ce que je vois ». Qui parle ? Est-ce un Oriental, un de ces peintres chinois qui s’identifiaient au bambou, à la montagne, au nuage qu’ils peignaient ? Non, ces mots sont ceux d’un Occidental, et d’aujourd’hui. Ils sonnent comme un gong dans un supermarché, tombent comme un aérolithe dans le pré carré de notre présent artistique.
Pas chinois mais hongrois, Alexandre Hollan vit en France depuis 1956, et se partage entre deux lieux de travail, l’un dans l’Hérault, l’autre à Paris.
Pendant près de vingt ans, dans sa 4L aménagée en « atelier roulant », il avait sillonné la France, avant de jeter l’ancre, au milieu des vignes et des chênes verts, dans une partie reculée du Languedoc. Là il achète, en 1984, « un petit mazet complètement perdu dans la garrigue, isolé de tout, sans eau, sans électricité ». Que cherchait-il ainsi, et qu’a-t-il trouvé là qui le retienne ? Des arbres.
Ou plus exactement ce qu’il appelle des impressions : « Ce sont des moments, quand une impression nous atteint. Une impression qui est une sorte de résonance intérieure… Et cette résonance, pour un moment produit une image… » Moments fugitifs où l’apparence visuelle bascule tout d’un coup et laisse percer une autre réalité, où l’on perçoit les choses en termes de présences, et qui permettent d’établir, entre soi et le monde, un accord profond et intime.
Les arbres
L’atelier du sud, à ciel ouvert, c’est le travail devant ces arbres choisis, aimés, fréquentés quotidiennement. Cette relation avec les arbres est au cœur de l’expérience artistique d’Alexandre Hollan.
Le peintre travaille presque au ras du sol, et suffisamment proche de l’arbre pour que celui-ci occupe tout son champ visuel ; la perspective est ainsi annulée : l’espace n’est pas son affaire. Dans cette position, il embrasse du même coup l’arbre et sa feuille de papier.
« Je crois que l’image qui naît d’une impression se détache de l’arbre. […] Elle flotte dans l’air, puis vibre et vit dans l’espace d’où elle descend sur le papier. »
L’image se « dépose », mais seulement au prix d’un effort immense et continu. Il est arrivé à Hollan de dessiner un seul arbre, tous les soirs de l’été, pendant dix ans. Le silence, la lenteur, une temporalité accordée à l’exploration de ses perceptions, sont les conditions de son travail.
Hollan met en œuvre trois approches de son sujet. Les premières heures du jour sont consacrées à de rapides dessins, sortes de signes qui captent la sensation immédiate, les lignes de force, le rythme vital. Puis ce sont des lavis, à la gouache ou à l’acrylique, qui complexifient les structures et les déploient dans la lumière. Enfin, le travail au fusain, outil de la lenteur, des effacements incessants, poursuivi jusqu’à la nuit tombée, permet « la découverte des images profondes ».
L’atelier parisien
L’atelier d’hiver, rue Mouffetard, semble un prolongement du mazet provençal ; murs blancs, bois bruts, vieilles tomettes disjointes, c’est tout juste si la garrigue n’apparaît pas par les fenêtres. Il y a même un arbre, avocatier captif écrasant son feuillage contre le vasistas. Tout un univers de sensations est ici reconstitué, méthodiquement organisé, placé au cœur d’un dispositif pour le moins surprenant. Dans l’atelier, l’artiste a délimité une sorte de « box » à l’intérieur duquel il travaille et auquel les coussins traînant à terre donnent un air de paillasse ou d’habitat nomade. Il est « agenouillé-assis » avec un tabouret sous les fesses, dans la position la meilleure pour le dos, et, là encore, de façon à pouvoir appréhender en même temps son sujet et sa feuille de papier. Le « sujet », cette fois-ci, ce sont des objets, posés sur une planche, dans la continuité immédiate du plan de travail.
Car c’est ici, dans l’atelier parisien, que l’artiste développe l’autre grand pôle de son œuvre : les natures mortes, qu’il préfère appeler « vies silencieuses ». C’est au moment où il a trouvé son mazet que Hollan a abordé cette nouvelle thématique. Comme si, sédentarisé, assuré du lieu et de la durée, il pouvait enfin ouvrir sa porte au menu peuple des fabrications humaines.
Vies silencieuses
L’installation d’une nature morte – trois ou quatre objets, un fruit – est une opération très longue, le peintre recherchant les « accords » les plus propices à « l’enrichissement mutuel de la couleur ». Une « vie silencieuse » pourra l’occuper exclusivement pendant trois mois, et donner lieu à vingt ou trente peintures. Les objets sont des plus simples – pots, cruches, récipients – et ne sont choisis, le plus souvent, qu’à l’état de ruines.
L’usure, le vieillissement, percent la surface des choses et permettent d’aller au-delà de leur apparence première, de leur identité liée à la fonction et à la signification que leur assigne le langage. Usé, l’objet retourne à la nature, ses matériaux rongent sa forme ; il entre dans un temps biologique, qui le rend plus vivant, tout en gardant mémoire de son appartenance humaine. Dans une casserole rouillée, le peintre sent « une sorte de monde secret, un monde qui par le fait même que l’usure le travaille, me permet de descendre en lui ».
Si les arbres sont principalement dessinés en noir et blanc, les « vies silencieuses » sont le domaine de la couleur. Une écuelle d’eau, une assiette pour mélanger les quatre ou cinq couleurs dont il se sert, de larges brosses, du papier d’épaisseur et de texture variables, voilà tout l’équipement du peintre. Hollan emploie l’aquarelle à contre-courant de son usage habituel. Il recouvre le support d’innombrables couches qui, superposées, bues par le papier, se mélangent jusqu’à la fin. La couleur acquiert ainsi, au fil de nombreuses séances, une profondeur, une respiration, qui ne sont ni de l’objet ni de l’espace : c’est l’instant de la « résonance intérieure » établi dans la durée.
Être dans la peinture
Dans ces objets usés, oxydés, rouillés, la couleur prolifère comme une mousse, unie dans l’infinie variété des tons. L’artiste travaille au plus près de son sujet, pour que se perdent les contours qui définissent les formes, et pour que se perde aussi son regard dans l’infini bruissement de la couleur. Comme pour les arbres, l’expérience suppose de rester longtemps, jour après jour, devant le même fragment de réalité, afin d’évacuer l’agitation du dehors, attendre que « le monde s’arrête » et que « le regard se tranquillise », pour enfin « être dedans ». Car il s’agit bien, dans cette relation intime avec la réalité, d’entrer en elle, jusqu’à ce que s’efface l’image des choses et que s’ouvre un monde de présences et de couleurs vivantes.
Alors, « voilà la descente dans la tactilité profonde ». L’artiste parle admirablement des phénomènes éprouvés au cours de son travail : « Quand je rentre dans la couleur, il se produit quelque chose de très particulier, c’est que cette couleur devient lentement tout ». Ou encore : « Quelquefois, ces natures mortes, que je peins de très près, deviennent pour moi un monde, un paysage. Pendant que je les regarde, que je les peins, il n’existe rien d’autre : les objets grandissent, ils perdent leur échelle, s’ouvrent. J’ai l’impression de voir des horizons, de rentrer dans une forêt, d’être dans la nuit, d’être dans la peinture… »
Une sorte de regard
Le poète Yves Bonnefoy, lumineux « accompagnateur » de l’œuvre de Hollan, voit dans son expérience artistique une tentative réussie de retrouver l’unité ou la continuité perdue entre notre perception et la réalité du monde. Cette tentative repose sur un dépassement de soi et vise un au-delà, ou un en deçà du langage (et de toute image déterminée par celui-ci). Le langage en effet divise et réduit les choses à leurs concepts ; nous ne percevons le plus souvent la réalité qu’à travers ses grilles, son tamis qui retient et éjecte la pulpe des choses.
L’expérience de Hollan, proche en cela de certaines mystiques orientales, tente d’avancer le plus loin possible vers l’unité et la plénitude d’une perception libérée, autant que faire se peut, de l’emprise incessante du langage. Elle tente de se maintenir dans le sentiment ébloui d’une continuité entre soi et les choses au sein d’une totalité vivante.
Dans cette perspective, comment situer cette autre facette de son œuvre que constituent les « visages » ? Une tête humaine n’est-elle pas d’emblée le signe de la pensée parlante ? Et de quelle perception peut-il s’agir alors ? D’autant que ces têtes n’appartiennent à aucun vivant ; intemporelles, suspendues entre l’apparition et l’effacement, ce sont des pensées de visages, suggérées parfois, il est vrai, par une de ces photographies que l’artiste recueille. Que dit le peintre ? « Quand je ferme les yeux, je rentre dans une autre présence… lentement. Les liens avec l’extérieur se rompent petit à petit et leurs effets excitants tombent en poussière. » Et encore : « Un visage nu. Je reconnais cette nudité comme un mouvement vaste et ininterrompu… Ce mouvement est transformateur de la matière : il rend poreux l’épais, laisse passer l’air, et une sorte de regard. » Les visages sont la phase la plus avancée, et la plus risquée, sur le chemin du dépouillement en quête de l’unité. Sans religiosité, ils s’offrent comme des instants de grâce arrachés au chaos, les signes clairs et silencieux d’une espérance.
Alexandre Hollan est représenté par la galerie Vieille du Temple , 23 rue Vieille du Temple, Paris, IVe, tél. 01 40 29 97 52. Des œuvres y seront exposées du 18 février au 8 avril et à Art Paris du 31 mars au 3 avril. Il figure aussi, en bonne place, dans l’exposition « Yves Bonnefoy, Assentiments et partages » au musée des Beaux-Arts de Tours, 18 place François Sicard (37), tél. 02 47 05 68 73, du 9 avril au 3 juillet et sera présent au musée de Siegburg (Allemagne) du 18 mai au 26 juin.
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Alexandre Hollan
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°568 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Alexandre Hollan