Agnès Thurnauer

L'ŒIL

Le 1 février 2001 - 544 mots

Lauréate du Prix Altadis 2000, Agnès Thurnauer expose ce mois-ci au Crédac d’Ivry. Par le jeu des formes et des couleurs peuplant ses toiles, elle construit une œuvre poétique, fragile, cultivée, aux résonances matissiennes.

Paupières closes, Déséblouir, Œil/la nuit, Vue intérieure : souvent les titres des toiles d’Agnès Thurnauer tournent autour de l’œil, des expériences visuelles qui enclenchent chez l’artiste le processus de formation de l’image et par là de « l’énigme de la visibilité » placée par Merleau-Ponty au fondement de la peinture. Et si Agnès Thurnauer évoque Le Philosophe en méditation de Rembrandt, c’est pour envier sa position, « assis à l’intérieur de son propre œil », plongé dans un espace et un temps suspendus, ceux de la pensée et du regard. Suspendus également l’œil et la main de Saint Luc absorbé dans la vision de la Vierge à l’Enfant (Saint Luc peignant la Vierge de Van der Weyden), suspendus et indissociablement unis puisque « l’œil est ce qui a été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la main » (Merleau-Ponty).
Simultanément, au second plan, mais dans une expérience toute autre de la durée, un fleuve et le temps s’écoulent, entraînant le regard de deux personnages dans les lointains du paysage, dans la profondeur de la toile, là où l’œil creuse la surface en coin, en biseau.
Les œuvres d’Agnès Thurnauer jouent des mêmes distorsions spatiales et temporelles. Par le travail de la toile brute sur l’avers dans un premier temps, par l’incorporation de scotch, de morceaux de toile et de feuilles de papier, elle opère à la fois dans un moment précis et sur une surface plane, mais surtout dans l’épaisseur du plan et du temps. L’espace pictural se trouve ouvert par les lignes, par les zones de dialogue qu’y inscrivent les papiers griffonnés et par les jeux de textures qui stratifient et dissolvent la surface. La toile duveteuse, les divers degrés d’absorption de la peinture, la profondeur de la couleur, les effets de transparence et de recouvrement dûs au marouflage du papier, la brillance ou la matité des bandes de scotch sont autant de moyens de tresser le plan du tableau dans un entrelacs de surface et d’épaisseur qui force l’œil à sans cesse accommoder. Les toiles d’Agnès Thurnauer tiennent dès lors de l’eau, de la peau et des drapés (replis et moirures) décrits par Georges Didi-Huberman comme produisant des « effets locaux de surface où s’entrevoit quelque chose comme la “sous-forme”, une profondeur, un corps ». Alors l’espace se trame, avec une infinité de rythmes et de temps : celui que met la couleur posée sur l’avers pour traverser la matière ou celui qu’elle met pour infuser l’éclat du scotch, celui qu’il faut à l’œil pour aller à sa rencontre et la sentir pleinement, tous ceux enfin qui se rencontrent et se nouent dans l’atelier. C’est en effet dans un état de disponibilité totale que l’image peut se cristalliser dans le champ de la toile. Pour Agnès Thurnauer, l’absence à soi est gage de présence au monde et en perdant la notion du temps, elle s’ouvre à son épaisseur. Telle est la position constamment variable qu’elle adopte, tel est le travail de l’œil demandé au spectateur.

- IVRY, Crédac, jusqu’au 25 février et PARIS, galerie Durand-Dessert, jusqu’au 10 février.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°523 du 1 février 2001, avec le titre suivant : Agnès Thurnauer

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