Contrariés d’avoir cédé pour une somme si ridicule cette œuvre – et peut-être mus par le sentiment de s’être fait berner par le marché et les experts –, les époux saisissent la justice. La question est simple : une erreur incertaine sur la qualité substantielle d’un tableau peut-elle constituer un vice de consentement entraînant la nullité de la vente ?
Le 13 décembre 1972, le tribunal de grande instance répond par l’affirmative et donne raison aux époux avant que la cour d’appel de Paris n’infirme cette position le 2 février 1976. Le couple n’en reste pas là. Le 22 février 1978, la Cour de cassation annule l’arrêt pour ne pas avoir vérifié si, « au moment de la vente, le consentement des vendeurs n’avait pas été vicié par leur conviction erronée que le tableau ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin ». Le 1er février 1982, la cour d’appel d’Amiens rejuge l’affaire et confirme la vente car il ne peut être constaté de déséquilibre entre les vendeurs et les Musées nationaux. La Cour de cassation est de nouveau saisie par le couple. Le 13 décembre 1983, elle estime que les juges amiénois ont dénié aux époux Saint-Arroman le droit de se servir d’éléments d’appréciation postérieurs à la vente pour prouver l’existence d’une erreur de leur part lors de la vente.
Sur renvoi, la cour d’appel de Versailles doit s’incliner. Le 7 janvier 1987, elle met un terme au litige en confirmant l’annulation de la vente car, « en croyant qu’ils vendaient une toile de l’école des Carrache, de médiocre notoriété, soit dans la conviction erronée qu’il ne pouvait s’agir d’une œuvre de Nicolas Poussin, alors qu’il n’est pas exclu qu’elle ait pour auteur ce peintre, [les époux Saint-Arroman] ont fait une erreur portant sur la qualité substantielle de la chose aliénée et déterminante de leur consentement qu’ils n’auraient pas donné s’ils avaient connu la réalité ».
Soixante-dix ans après l’affaire du Rembrandt du Pecq, où le tribunal civil de Versailles avait estimé que l’existence d’un doute sur l’attribution de l’œuvre dans l’esprit du vendeur excluait son erreur, les juges versaillais ont usé d’arguments contraires pour donner gain de cause au couple. En accueillant la demande en nullité du vendeur pour erreur sur les « qualités substantielles »– « qualités essentielles » depuis 2016 – au même titre que celle de l’acheteur, les juges étaient convaincus de tenir la balance égale entre les parties.
Pour autant, l’égalité souhaitée par les juges n’est pas l’équité. Jean Chatelain, professeur et directeur de l’École du Louvre, ne s’y est pas trompé en affirmant que de tels arrêts « sont désastreux » : « Ils aboutissent à accorder une garantie à celui qui a mal géré son bien et qui finalement, sans avoir rien fait pour le mériter, va bénéficier d’un objet officiellement authentifié ou d’une indemnité substantielle. En sens inverse, ceux qui ont travaillé, étudié, découvert finalement une pièce d’importance sous un objet jusque-là négligé, se verront privés de toute récompense, si encore leur bonne foi n’est pas mise en cause, explicitement ou implicitement. » Et les époux Saint-Arroman ne s’y sont également pas trompés en revendant quelques années après la toile – dont le thème d’Olympos et Marsyas a été reconnu par [l’historien de l’art] Jacques Thuillier – pour un peu plus de 7 millions de francs (1,6 million d’euros). En 2014, la Galerie Éric Coatalem a proposé ce Poussin à la vente pour la modique somme de 2 millions d’euros. Aujourd’hui en mains privées, le public peut toutefois se consoler en rendant visite au Jugement de Salomon (1449), chef-d’œuvre de l’artiste, conservé au Musée du Louvre.
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Vice de consentement : la saga judiciaire de la célèbre affaire Poussin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°643 du 15 novembre 2024, avec le titre suivant : Vice de consentement : la saga judiciaire de la célèbre affaire Poussin