Entre le cinéma traditionnel et les arts plastiques, le cinéma expérimental demeure une pratique souterraine, malgré l’organisation de quelques grandes manifestations institutionnelles. Alors que Michael Snow expose ses travaux photographiques à Paris, la Cinémathèque française prépare une rétrospective couvrant l’histoire de ce cinéma en France. Cette actualité ne doit toutefois pas éclipser la vitalité d’une scène alternative, réunissant distributeurs, programmateurs et laboratoires artisanaux sur le plan international.
Dans la salle, le faisceau du projecteur décrit une ligne, avant de se transformer en cône de lumière. Le résultat sur l’écran, point ou arc de cercle, semble avoir peu d’importance à la vue du rayon qui se déploie dans l’espace. Sculpture lumineuse ou film utilisant l’appareillage habituel du cinéma, Line describing a cone, réalisé par Anthony McCall au début des années soixante-dix, apparaît aujourd’hui comme la métaphore de la situation du cinéma expérimental : un pied dans le cinéma, un pied dans les arts plastiques. Pour le cinéaste et critique, Yann Beauvais, “le cinéma expérimental ne doit pas être cantonné dans un champ précis, mais envisagé à la jonction du cinématographe et de l’art, au même titre que la performance est à la jonction de la danse”. Divisée entre le Centre Georges Pompidou et le Centre national de la photographie pour son exposition ou la projection de ses films, l’œuvre de Michael Snow ne déroge pas à la règle, d’autant qu’elle mêle peinture, musique, photographie et cinéma.
Réalisé en 1966, son film Wavelength, présenté par l’artiste comme un “monument au temps”, consiste en un long zoom avant de 45 minutes sur une photographie de la mer punaisée au mur d’un appartement, accompagné par une onde sonore de plus en plus aiguë. En se concentrant sur un geste minimal, Snow place le spectateur dans une situation étrange, le forçant à pénétrer dans l’espace filmé, écho évident à la salle de projection. Dès lors, le film ne se joue plus uniquement sur l’écran. Cinq ans plus tard, c’est dans un paysage désertique que le cinéaste plante sa caméra. Danse cinématographique de plus de trois heures, La région centrale prend comme seul sujet les mouvements d’une caméra, portée par une étrange machine invisible située hors champ. Mais, hors du film, le bras articulé, flanqué de deux moniteurs, se transforme en installation, De la, au croisement de l’art et des nouvelles technologies, comme le proposait en 1995 la Biennale de Lyon. L’œuvre de Michael Snow ne peut pour autant être perçue comme appartenant exclusivement aux champs des arts plastiques, elle s’inscrit dans une histoire qui a commencé avec la naissance du cinématographe.
Une histoire partagée
Les avant-gardes du début du siècle n’ont pas manqué de s’immiscer dans ce parcours. En 1916, les futuristes italiens, fascinés par la vitesse et la machine, clament la nécessité de “libérer le cinématographe comme moyen d’expression pour en faire l’instrument idéal d’un nouvel art, immensément plus vaste et plus agile que tous ceux qui existent”. Et, dans la décennie suivante, la pellicule attire nombre d’artistes : en 1924, Fernand Léger, multipliant les fragmentations et accélérations permises par le montage, propose dans son Ballet Mécanique une des premières boucles de l’histoire du cinéma. Un an plus tard, aux prises avec la perspective classique, Marcel Duchamp offrira avec Anémic cinéma une synthèse de ses recherches sur l’illusion optique, où fusionnent disques hypnotiques et contrepèteries. Suivra, depuis Georges Maciunas et Fluxus ou Kurt Kren et l’Actionnisme viennois jusqu’aux performances mêlant son et images de Metamkine, un mariage activement consommé.
Institution et alternatif
Pour l’historienne Nicole Brenez, “à l’inverse du cinéma commercial qui est un usage local bien que dominant du cinéma, l’expérimental n’oublie rien des potentialités du cinéma, explorant toutes ses possibilités”. Accompagnée par le cinéaste Christian Lebrat, cette dernière proposera en mai une histoire du cinéma expérimental en France. Regroupant, sous le titre “Jeune, dure, et pure” emprunté au lettriste Maurice Lemaître, “les productions scientifiques de la Gaumont, les films anticolonialistes de René Vautier ou le cinéma des peintres, des plasticiens ou des cinéastes purs”, la programmation occupera pendant un mois une salle de la Cinémathèque française. Il y a vingt-cinq ans, en 1979, “Une histoire du cinéma”, le cycle organisé par le cinéaste autrichien Peter Kubelka pour le Centre Georges Pompidou, avait ainsi permis à une génération de découvrir un genre jusque-là confidentiel. Le Musée national d’art moderne avait à cette occasion acquis plus de 250 films. S’enrichissant chaque année d’une cinquantaine de nouvelles œuvres, ses collections en comptent aujourd’hui près de huit cents. Cette année, le Centre organisera des rétrospectives de cinéastes aussi divers que Len Lye, Luis Buñuel et Derek Jarman.
Parallèlement à cette reconnaissance institutionnelle, le milieu alternatif s’est lui aussi largement développé, et, à Paris, la vitalité de la jeune association Braquage prouve la dynamique d’un milieu pourtant restreint. Créée en 1997 dans le but de mettre à la disposition d’un large public du matériel cinématographique et un enseignement pratique, la structure autogérée a connu une forte croissance. “Nous formons environ cent cinquante personnes par an”, estime Hugo Verlinde, un de ses membres fondateurs. À ces ateliers s’ajoutent des séances mensuelles et la parution de la revue Exploding. Construit en marge de l’économie marchande, le réseau expérimental est habitué à ce mode de fonctionnement où les cinéastes sont tour à tour artistes, programmateurs, producteurs et critiques. Fondée en 1974 sur le modèle de la Film’s Maker Cooperative de Jonas Mekas, la Paris Film Coop a permis aux cinéastes d’assurer eux-mêmes la circulation de leurs films. Créé sur cette base en 1979, Cinédoc diffuse aujourd’hui 800 titres. Quant à la coopérative de cinéastes Light Cone, gérée depuis 1982 par Yann Beauvais et Miles McKane, elle offre un catalogue de 1 700 films. Pour Dominique Willoughby, responsable de Cinédoc, “l’importance de ces distributeurs sur le plan international est une particularité française”.
Autre force du cinéma expérimental en France, l’importance des réseaux sur l’ensemble du territoire. Animatrice depuis 1993 de l’association Mire, à Nantes, Marie-Pierre Duquoc observe que “la multiplication actuelle des espaces gérés par des artistes trouve de nombreux points communs avec le développement du tissu associatif du cinéma expérimental dans les années quatre-vingt”. Outre des séances régulières, la structure intervient aussi en milieu scolaire et possède un laboratoire de tirage. Gaëlle Rouard, du “102” à Grenoble, dénombre “une douzaine de structures comparables, d’ici à Rotterdam”. Elles se retrouveront en mai pour les “Deuxièmes rencontres des laboratoires artisanaux”. Pour Jean-Michel Bouhours, conservateur du département Cinéma de Beaubourg, “la situation a largement évolué depuis les années soixante-dix. Il existe actuellement un effet de mode, en partie explicable par l’intérêt du marché de l’art pour des installations qui font appel au cinéma. Mais de façon plus intéressante, dans une période où nous sommes totalement immergés dans un monde de l’image, l’intérêt d’un jeune public pour un langage différent est évident. Le vidéo-clip et les écritures des années quatre-vingt sont aujourd’hui dépassés, et l’on assiste à une redécouverte de la consommation de l’image et de la manière de s’en servir pour créer”.
Petit lexique expérimental
Programmation : l’organisation de séances peut être conçue comme une activité critique ou didactique, au même titre que le commissariat d’une exposition. À Paris, citons les « Scratch projections » de Yann Beauvais au Centre Wallonie-Bruxelles (tél. 01 46 59 01 53), la programmation de Nicole Brenez à la Cinémathèque (tél. 01 56 26 01 01), les séances de Claudine Eizyckman au Forum des images (tél. 01 44 76 62 00) et celle de Braquage (tél. 01 48 04 52 52). En province, Mire à Nantes (tél. 02 40 89 78 07), ou encore le « 102 » à Grenoble (tél. 04 76 17 11 98).
Abstraction : à l’instar de la peinture, quelques années auparavant, le cinéma franchit le cap de l’abstraction en 1919, avec Opus I de Walter Ruttmann, élevant ainsi le jeune art « à une pureté comparable à la musique ». Dans les années vingt, Hans Richter ou Oskar Fischinger réaliseront également de nombreux films abstraits. L’abstraction est aujourd’hui largement pratiquée par les cinéastes grâce à divers procédés, tels la tireuse optique, le grattage ou la peinture appliquée à même la pellicule.
Expanded cinema (ou cinéma élargi) : pratique ne cantonnant pas le cinéma à une simple projection sur un écran fixe. Dans les années cinquante, les lettristes ont ainsi organisé des projections sur le ciel. Le cinéaste peut aussi intervenir pendant la projection, ou réaliser des performances. Le mouvement Fluxus a réalisé de nombreuses actions de ce type.
Found footage : recyclage d’une pellicule filmée par une tierce personne. Dans Report (1963-1967), Bruce Conner utilise les images de l’assassinat de Kennedy. La Française Cécile Fontaine réalise, depuis le milieu des années quatre-vingt, une œuvre où le traitement de l’émulsion de la pellicule permet de violentes collusions visuelles, comme dans Safari Land (1996), Le found footage peut être comparé à l’utilisation du sample (échantillon) dans les musiques électroniques.
Photogramme : la plus petite partie du film. Dans le cinéma actuel, la projection est de 24 photogrammes par seconde pour parvenir à l’illusion du mouvement. Certains cinéastes, comme Peter Kubelka (Arnulf Rainer, 1958-1960) ou Paul Sharits (T, O, U, C, H, I, N, G, 1968) ont utilisé le photogramme comme unité de montage pour réaliser des flicker films (films à clignotements). Le film peut aussi être utilisé comme une simple bande, sans divisions, tels Le retour à la raison (1923) de Man Ray, premier film utilisant ce procédé, ou Mothlight (1963)de Stan Brakhage.
Mouvement : pour Peter Kubelka, « le cinéma n’est pas le mouvement. Le cinéma est une projection d’images – qui ne bougent pas –
à un rythme très rapide. Et vous pouvez donner l’illusion du mouvement, bien sûr, mais il s’agit d’un cas particulier, et le cinéma a été inventé pour ce cas particulier. »
- MICHAEL SNOW, jusqu’au 13 mars, Maison européenne de la photographie, 11 rue Berryer, 75008 Paris, tél. 01 53 76 12 32, tlj sauf mardi 12h-19h. Catalogue, 128 p., 160 F. ISBN 2-86754-122-0.
- JEUNE, DURE ET PURE, 4 mai-4 juin, Cinémathèque française, salle des Grands Boulevards, 42 bd Bonne-Nouvelle, 75010 Paris, tél. 01 56 26 01 01. Catalogue, 500 p., à paraître en mai.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°98 du 4 février 2000, avec le titre suivant : Une pratique hors-limites, en marge des circuits commerciaux