Arles, Collioure, Antibes, l’Estaque… Le Midi a attaché le nom de ses plus beaux sites à celui des peintres. À l’occasion du « Grand Atelier du Midi », temps fort de Marseille-Provence 2013, L’œil en dresse la cartographie. De Cézanne à Viallat… Colin Lemoine
1 - Cézanne : l’Estaque, sans rémission
Aixois de naissance, Cézanne n’a cessé de peindre la Provence, ce territoire où l’aridité le dispute à la luxuriance. Pléthoriques, ses représentations de la région sont devenues iconiques. Au cœur de ce corpus méridional, se distinguent deux motifs majeurs, montagneux et maritime : la montagne Sainte-Victoire d’un côté, le golfe de l’Estaque de l’autre.
Si Cézanne découvre l’Estaque précocement, il n’y revient qu’à compter de 1870, date à laquelle il y séjourne en compagnie de Zola. Là, entre ciel et mer, le peintre compose ses premières marines et affronte la vastitude des éléments et leur dilution sous le « soleil effrayant ». En renonçant à la perspective traditionnelle et en géométrisant les formes, Cézanne s’éloigne de l’impressionnisme pour engager la peinture vers une remarquable synthèse plastique. Les fauves s’en souviendront. L’État s’en félicitera : ce Golfe de Marseille vu depuis l’Estaque (1878-1879) est la première toile de l’artiste à gagner les collections publiques françaises.
2 - Gauguin : Arles, premier tropique
En 1888, Gauguin quitte la Bretagne pour rejoindre Van Gogh à Arles et ainsi confronter sa production à celle du Hollandais, de cinq ans plus jeune. Intitulée Les Alyscamps, cette toile est née de cette émulation qui voit les deux artistes représenter à plusieurs reprises cette célèbre nécropole romaine devenue chrétienne. Gauguin, bien qu’il figure la fameuse allée, bordée de peupliers et de sarcophages, renonce à peindre ces derniers, manière de s’affranchir de toute restitution documentaire au profit d’une interprétation et d’une subjectivité souveraines. Les couleurs automnales, hautement mélancoliques, rendent justice au paysage comme à l’âme du peintre, considérablement éprouvé par une cohabitation douloureuse avec son hôte.
Moins tourmentée que les toiles réalisées par Van Gogh sur ce même thème, la composition de Gauguin trahit ses aspirations synthétiques, qui ne s’épanouiront vraiment que dans des sud plus lointains et plus exotiques, ici à Tahiti, là aux Marquises.
3 - Van Gogh : Arles, la peinture flambe
Patronne du Café de la Gare, Mme Ginoux est la première logeuse de Van Gogh lors de son séjour arlésien. C’est elle qui s’occupera du peintre lors de son hospitalisation, en décembre 1888, peu après le départ de Gauguin. C’est elle, à la fois absorbée et concentrée, absente et présente, que décide de représenter l’artiste, certain de tenir avec cette « figure sabrée dans une heure » un portrait « enfin » convenable. Le Midi de Van Gogh est traversé à parts égales par les extérieurs – champs de blé et fleuves de nuit – et par les intérieurs – cafés énigmatiques et chambres bancales. Eu égard à la sensibilité embrasée de l’artiste, les uns ne sont jamais étanches aux autres, telles ces lumières électriques qui poudroient aussi bien dans les salles confinées que dans les ciels désertés.
Dans ce Sud, qui écrase par ses zéniths et par ses degrés, Van Gogh livre une peinture hallucinée et hallucinante de vérité, quand la couleur pure rejoint la pureté lumineuse, celle des après-midi accablantes et des soirées sans fin.
4 - André Derain : Collioure, port incendiaire
En 1905, Derain part à Collioure retrouver Matisse, compagnon de cordée sur les cimes de la déconstruction. Le premier, 25 ans, reste deux mois auprès du second, dix ans de plus, afin de s’émanciper du néo-impressionnisme. C’est avec ferveur, en ce petit port des Pyrénées-Orientales, que les deux hommes décident de « turbiner sérieusement et de tout leur cœur ».
Le Faubourg de Collioure date de cette période faste qui voit Derain accoucher de trente toiles, dont certaines figureront dans la salle fauve du troisième Salon d’automne. L’artiste représente ici la plage de Voramar, peuplée de barques et de filets. Des diagonales fulgurantes scindent un espace habité par les couleurs vives, presque criardes, disposées en aplats sur une préparation d’un gris chaud.
Devant la grande bleue, Derain renonce à toute mimesis pour saturer les couleurs ainsi que l’espace et faire de ce village méconnu, situé à vingt kilomètres de l’Espagne, l’épicentre des avant-gardes.
5 - Cross : Cagnes, point par point
Henri Edmond Cross fut subjugué par le Sud, par cette « féerie du soleil », par cet astre prompt à exalter les couleurs et à exacerber les tons. À cet égard, il fut l’un des premiers à faire de la Méditerranée un véritable tropisme, à poser son chevalet dans une région qui allait bientôt polariser tous les artistes.
Soucieux de dire la permanence du monde, d’en restituer la complexité optique, Cross recherche moins la douceur du climat ou la vérité topographique que la subtile incandescence du Midi. Du reste, alors qu’il est à Cagnes, l’artiste délaisse la mer pour observer l’équilibre d’un paysage, dont il essaie de fixer en petites touches le scintillement et l’intensité chromatiques. Plus intuitif et moins orthodoxe que la manière de Seurat, le pointillisme de Cross joue d’accords légers, volontiers musicaux, fondés sur la théorie des complémentaires. En voisin, Matisse fut sensible à ces cyprès immémoriaux (1908), à ces paysages savants, éternels et idylliques, où tout ne semble être que luxe, calme et volupté.
6 - Bonnard : Le Cannet, de loin
Bonnard découvre tôt le Midi. Dès 1904, alors qu’il visite Vuillard à Saint-Tropez, il exprime son émerveillement devant « les reflets aussi colorés que les lumières ». Ce n’est qu’en 1922 que l’artiste élit Le Cannet comme lieu de villégiature, certain de trouver dans cette petite station hivernale les deux clefs du bonheur que sont le silence et le calme.
En 1926, et en dépit de sa fortune, Bonnard achète Le Bosquet, une modeste maison sur les hauteurs du village, loin de l’agitation, là où le regard se perd. Son seul luxe : une baignoire, devenue le refuge de Marthe et le motif obsédé d’un peintre hanté par la domesticité et la solitude.
À l’écart, presque distant, l’artiste livre depuis son belvédère des vues surplombantes du Cannet, s’amuse de l’interférence d’un motif, d’un coin de ciel entraperçu entre les branches. Ici, Bonnard se comporte devant Le Cannet (1937) comme devant Marthe : en voyeur magnifique, quand la proximité s’accorde avec le lointain et que l’intime rejoint l’universel.
7 - De Staël : Antibes, sans boussole
En 1955, de Staël a 41 ans. Il s’est établi l’année précédente à Antibes, afin de peindre, encore, ce Sud qu’il aime tant, qu’il soit sicilien ou provençal. Et c’est là, devant la mer, qu’il livre des toiles parmi les plus importantes de sa brève carrière et qui font de lui l’un des derniers grands paysagistes de l’histoire de l’art. Écorché, amoureux et désormais solitaire, de Staël retranscrit avec Les Mâts la vue, mais aussi la vision, qu’il a depuis sa terrasse antiboise : les mâts, avec leurs voiles repliées, dessinent une forme laiteuse, et presque contondante, qui tranche sur un ciel lourd, trop lourd, couleur de nuit. Grande toile spectrale, cette harmonie musicale laisse sourdre la mélancolie et deviner l’orage.
De Staël peine à retrouver la joie, la foi, en sa peinture, en l’avenir. Le Sud n’est plus un havre, mais une menace. Le Midi ressemble à minuit, les ciels s’assombrissent et les ombres pèsent. Quelques jours après cette toile, l’artiste démâte : il ouvre une dernière fois la fenêtre de son atelier, pour passer à travers et se fracasser sur les rochers.
8 - Picasso : Cannes, par la fenêtre
Le Sud, Picasso le connaît par cœur. Málaga, Barcelone, Céret, Golfe-Juan, Antibes. En 1955, quelques mois après leur rencontre, il s’installe avec Jacqueline Roque à Cannes, dans La Californie, une villa éclectique dont il investit chaque recoin et transforme chaque pièce pour les conformer à ses rêves infinis.
Là, dans cet écrin majestueux, Picasso, 74 ans, peint ce(ux) qui l’entoure(nt) avec l’avidité de l’ogre. Comme toujours. D’apparence badine, la toile intitulée Les Pigeons (1957) constitue moins un relevé ornithologique qu’une méditation sur l’infini, depuis ce littoral édénique dont les couleurs insoupçonnées évoquent celles des premiers matins du monde.
Derrière les pigeons, des arbres, puis la mer, puis un ciel à peine entaché par les nuages. Manière de croire en des lendemains radieux, certes, mais aussi, par le motif de la fenêtre et par le thème de l’atelier, de rivaliser avec des maîtres majuscules, respectivement Matisse et Vélasquez.
9 - Claude Viallat : Nice, amorce
La trajectoire de Claude Viallat est profondément méridionale. Né à Nîmes, une ville dont il dirigera l’école des beaux-arts durant plusieurs années, l’artiste a transformé Nice en laboratoire de l’innovation plastique, en fabrique improbable des avant-gardes.
Sur cette côte, où l’azur joue avec les tons, Viallat rencontre certains acteurs majeurs de l’école de Nice, parmi lesquels Ben et Arman, et bouleverse, avec une rigueur toute clinique, les préceptes de la peinture. Né en 1966, ce discours de la méthode, tout en rythmes et en couleurs, entend décliner une forme unique, neutre et insensée, c’est-à-dire vide de sens et d’histoire : une sorte d’osselet dont la juxtaposition systématique lui rappelle un procédé employé dans les pays méditerranéens pour blanchir les cuisines.
Le mouvement Supports-Surfaces était né, ici, loin de Paris, dans cette ville encore chaude du souvenir de Matisse, un aîné auquel Viallat rendra hommage en 1992. Ici, un art pauvre allait naître, indifférent aux pompes et aux fastes, bercé par le ressac de la simplicité.
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Sur le chemin du Midi des peintres
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°658 du 1 juin 2013, avec le titre suivant : Sur le chemin du Midi des peintres