L’espace de cent jours, la ville allemande de Cassel est cet été La Mecque de l’art contemporain en accueillant la onzième édition de la Documenta. Plus de 600 000 visiteurs sont attendus pour cette exposition qui réunit 115 artistes sélectionnés par le commissaire d’exposition et critique d’art d’origine nigériane Okwui Enwezor. Privilégiant un point de vue social et politique dans une approche souvent documentaire, la manifestation s’inscrit résolument dans son temps, dans un monde où se mêlent globalisation, conflits et instabilité.
Les premières salles du Museum Fredericianum donnent le ton de la Documenta d’Okwui Enwezor : d’un côté, un espace entier est occupé par une installation grave de Chohreh Feyzdjou, une artiste iranienne décédée à Paris en 1996 ; de l’autre, un dialogue se noue entre les sculptures de Doris Salcedo et les peintures engagées de Leon Golub. L’ensemble n’est pas franchement gai, mais la présentation est maîtrisée, pour ne pas dire muséale. D’un point de vue formel, cette caractéristique est peut-être celle qui frappe le plus le visiteur habitué tous les cinq ans à visiter la grande exposition de Cassel. Cette année, peu de place est laissée à l’approximation, à l’hésitation, à l’à-peu-près. Rarement dans une exposition temporaire les œuvres sont aussi bien accrochées, dans des espaces aussi parfaitement adaptés ou refaits, comme la Binding-Brauerei, une ancienne brasserie entièrement aménagée pour accueillir la manifestation. Les films et vidéos, très nombreux dans l’exposition, sont ainsi présentés dans des salles spécifiquement conçues pour les accueillir et qui répondent aux choix de présentation des artistes, ici avec de la moquette au sol, là avec des sièges ou encore des gradins. La qualité des projections et du son est également remarquable. Certains pourront peut-être regretter un côté aseptisé, clinique, mais fort est de constater que rarement les œuvres et les désirs des artistes sont traités avec autant de considération. De même, le commissaire n’a pas été avare en espace quand il a estimé qu’il fallait présenter des ensembles complets, à l’image des 105 photographies de la série “Fish Story” d’Allan Sekula, complétée par deux projections de diapositives ! Il y a dans cette Documenta un professionnalisme “à l’américaine”, porté par le budget sans précédent : 12,78 millions d’euros cette année, contre 10,43 millions d’euros pour la Documenta X de Catherine David en 1997 et 7,98 millions d’euros pour la Documenta IX de Jan Hoet en 1992 (1).
De la Documenta X, Okwui Enwezor semble avoir tiré les leçons. L’exposition “à la française” conçue par Catherine David avait en effet pris le tournant radical d’une approche sociopolitique de l’art, considérant que cette grande manifestation, l’une des plus importantes au monde pour l’art contemporain, ne pouvait ignorer le contexte dans lequel elle se déroule. Le commissaire de l’édition 2002 est allé encore plus loin, puisque l’exposition proprement dite a été précédée par une série de “plates-formes” organisées à Vienne et Berlin, New Delhi, Sainte-Lucie et Lagos autour de thèmes tels que “la démocratie non réalisée”, “créolité ou créolisation” ou encore “quatre cités africaines : Freetown, Johannesburg, Kinshasa, Lagos”. Cassel est ainsi considérée comme la cinquième plate-forme, celle dans laquelle les œuvres sont censées se substituer aux discours. Pourtant, ceux-ci sont loin d’être absents, tant l’exposition réunit de vidéos et de films. La Documenta-Halle est ainsi transformée en espace audiovisuel dans lequel sont présentés des documentaires sur les situations sociales et politiques de nombreux pays du globe. Ainsi, Fareed Armaly et Rashid Masharawi se sont focalisés sur le conflit israélo-palestinien. Jean-Marie Teno explore l’architecture des immeubles en béton de la capitale du Cameroun, Yaoundé, tandis que Flory Kayembe Shamba, José Mpundu, Thierry N’Landu et Jos Das, les membres du Groupe Amos, proposent d’écouter l’enregistrement d’un débat sur l’avenir politique du Congo. La Documenta reprend ici son sens premier, historiquement parlant, celui du “documentaire”. La qualité de ces productions est en effet davantage à chercher du côté de l’information qu’elles véhiculent plutôt que dans une quelconque recherche plastique. Certes, après le 11 Septembre, la guerre en Afghanistan, les multiples conflits en Afrique et au Moyen-Orient, la situation appelle à une réaction de la part du monde artistique. Mais ces questions sont abordées à Cassel quasi exclusivement par des artistes originaires de pays émergents, qui nous exposent la situation face à laquelle ils sont confrontés quotidiennement. La nomination à la direction artistique de l’exposition d’un commissaire d’origine africaine laissait augurer une approche inédite de l’art venant notamment de ce continent. Au final, les créateurs issus de ces pays présentent pratiquement tous des œuvres audiovisuelles, à l’exception des artistes déjà bien identifiés dans le circuit international, comme Bodys Isek Kingelez, Frédéric Bruly Bouabré, Georges Adéagbo, ou Ouattara Watts et Yinka Shonibare. Ce choix a certainement permis d’éviter qu’un trop grand fossé esthétique ne se forme avec les autres pièces de l’exposition et de ne pas confiner les plasticiens non-occidentaux dans une démarche “folklorique”. Okwui Enwezor a ainsi réussi un tour de force : l’honneur est sauf, puisque les artistes – en particulier africains – sont présents, et l’esthétique l’est aussi puisque aucune œuvre ne vient “perturber” visuellement l’exposition.
Cette bonne conscience est sous-jacente à l’ensemble de la manifestation et elle n’est pas étrangère à ce flot d’informations distillé aux visiteurs de la Documenta-Halle. Mais même si l’on parle de l’homme dans cette exposition, il ne cesse d’être mis à distance. Peu de proximité, de sensualité, voire de sentiments se dégagent de ces travaux, qui restent désespérément glaciaux.
Une Documenta finalement très “politiquement correcte”
Corollaire de cette multiplication de projections, la visite de la Documenta nécessite d’y consacrer plusieurs jours. Mais le visiteur qui saura s’accorder du temps découvrira un ensemble important d’œuvres souvent réalisées spécialement pour l’occasion. Ainsi, Steve McQueen présente avec Western Deep une impressionnante descente de 25 minutes, en Afrique du Sud, dans l’une des mines d’or les plus profondes au monde. Le dernier film de Stan Douglas, Suspiria, également produit pour l’occasion, se révèle lui en revanche décevant. C’est également le cas de la vidéo de Pierre Huyghe, Future Amnesia, une courte séquence tournée dans une cité HLM de New York sur fond de rap et particulièrement bien formatée pour le marché de l’art américain. Toujours du côté des Français, Annette Messager a créé pour la Binding-Brauerei une grande installation constituée de peluches articulées, hommage à Tinguely pour les uns, à Beuys pour les autres. Dans le parc de l’Orangerie, Dominique Gonzalez-Foerster propose Park-A plan for escape, un aménagement qui comprend lampadaire, bac à sable, banc, grand écran de projection, un ensemble qui n’est pas sans allure. Okwui Enwezor a aussi sélectionné parmi nos compatriotes un photographe de trente-sept ans, Gilles Saussier, qui présente des paysages dans lesquels des personnages ferment les yeux. Enfin, autre artiste résidant en France, Thomas Hirschhorn a préféré se démarquer et construire son Monument à Bataille au milieu de logements sociaux de Cassel. Fuyant les amateurs d’art, il est véritablement venu au contact de la population locale. Une position qui se révèle particulièrement en phase avec l’esprit de la Documenta 11 : “Politiquement correct”.
- Documenta 11, jusqu’au 15 septembre, Museum Fredericianum, Documenta-Halle, Kulturbahnhof, Binding-Brauerei, Cassel, tél. 49 180 511 5611, tlj 10h-20h, www.documenta.de ; catalogue, éd. Hatje Cantz, 744 p., 55 €, ISBN 3-7757-9086-1.
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Quand la Documenta se fait documentaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°152 du 28 juin 2002, avec le titre suivant : Quand la Documenta se fait documentaire