Après les productions exceptionnelles de Bregenz en 2002 et de New York l’an dernier, la fierté française n’a toujours pas trouvé d’institution à sa hauteur en France et exporte ses fantaisies au castello di Rivoli près de Turin.
Le château domine la vallée turinoise. Amputé de plusieurs parties, il n’en est que plus majestueux, plus héroïque. Ce matin d’avril promettait d’être exceptionnel puisque Pierre Huyghe avait prévu d’ébranler un cortège d’enfants et d’habitants de Rivoli, depuis le bas du bourg jusqu’à l’imposant vaisseau de pierre. Une fête populaire où l’étendard n’aurait pas été une croix, mais une des salles d’exposition du castello, blanche, fragile, tenue par des cordages colorés haut dans le ciel. Mais le château s’est bien défendu, le vent s’est levé, charriant une armée de nuages vengeurs, et le ciel a épousé la terre dans un déluge, baignant de déception toutes ces bonnes âmes.
Qu’importe, l’idée continue de flotter dans les esprits et c’est presque comme si elle avait eu lieu. D’autant plus que le ballon/parachute/architecture a retrouvé sa matrice, la première salle de l’exposition de Pierre Huyghe, une mise en condition efficace malgré sa gracilité. Une pièce d’air et de papier, irréelle, où il faut marcher avec des protections comme un cosmonaute. Rien d’autre ici qu’un espace chargé d’émotion et d’un sentiment magique quasi épidermique ; on marche dans un événement mais aussi dans un non-lieu, stable et en apesanteur, extraterrestre même s’il répond en tout point au modèle.
Une empreinte, un souvenir, une rémanence ou un fantôme de salle, chacune de ces interprétations constituent des clefs pour entrer dans cette exposition modeste à la cohérence implacable. Hormis cette œuvre spectrale totalement nouvelle, rappelant les architectures de papier de certains Allemands des années 1910, les prototypes architectoniques utopiques flottants de Malévitch (Les Planites, 1923) autant que les dirigeables, il n’y a pas de nouveauté à proprement parler. On retrouve Ann Lee, héroïne malgré elle du monde de l’art contemporain, Lucie Dolène, la doublure voix du dessin animé Blanche-Neige, John Giorno du film culte et soporifique d’Andy Warhol, Sleep, et le second volet de L’Expédition scintillante à grand renfort d’Érik Satie. Et pourtant, chaque œuvre préexistante semble inédite, c’est là le tour de force de Pierre Huyghe. Comme s’il avait jeté un sort aux mémoires de l’esprit et du corps, tout est familier et, cependant, la découverte est totale. Juste ce qu’il faut de style et de rigueur pour ne pas étouffer la part ludique qui bruisse en chacune des excursions artistiques du jeune quadra. Et ce coup de maître, la botte secrète devrait-on dire est éclatante dans la grande salle du dernier étage du château où Huyghe présente quatre films « bavards » simultanément : l’introduction d’Ann Lee, celui de la biennale de Venise, One million kingdoms, balade lunaire au son de la voix de Neil Armstrong, et son pendant architectural projeté en grand large – Les Grands Ensembles –, et le film où l’interprète de Blanche-Neige reprend possession de sa voix subtilisée par les studios Disney. Le secret ? Huyghe a généré des fantômes de ses œuvres. Dès qu’une projection se déclenche, les trois autres mutent en spectres aphones noir et blanc, dansant de manière hypnotique sur les murs. Plongé dans l’obscurité, on a l’impression de regarder avec des lunettes infrarouges ce qui n’est plus qu’un signe d’image pendant que Lucie Dolène fredonne « Un jour mon prince viendra ».
Dans et hors de l’image, à l’intérieur du château, avec son souvenir et ses fantômes, dans la réalité de l’œuvre et extérieur au simulacre qu’elle représente. Voilà comment on pourrait résumer notre position dans l’exposition magistralement ficelée de Pierre Huyghe. L’artiste n’a pas besoin d’en étaler partout pour épater la galerie et prouver que son œuvre est solide, juste quelques bribes, des assemblages impressionnants qui ne cèdent pas à la gratuité du spectaculaire. La procession aurait pu l’être, mais c’était sans compter sur la fragilité du papier, l’envie de nouer des liens entre des participants en mêlant la nouveauté du rituel à d’ancestrales méthodes de célébration. Aucun délire narcissique là-dessous non plus, juste une envie dont aurait résulté avec cet origami géant, une image reliante de ce moment, témoignage exposé face à la nacelle du ballon/parachute/architecture. Histoire de renforcer un peu plus les liens entre les œuvres mais aussi de croire à cette aventure, même si face à un tel document, on ne peut que douter de sa véracité. Vous voyez ? Ça recommence, on se remet à jouer avec les signes, à s’enfoncer dans la fantasmagorie. Pierre Huyghe est bien le seigneur du château de Rivoli, il a réussi à en dompter les fantômes et les meilleurs esprits.
Pierre Huyghe, RIVOLI, castello di Rivoli, piazza Mafalda di Savoia, www.castellodirivoli.org, jusqu’au 18 juillet. Somptueux catalogue monographique, Skira, 70 euros.
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Pierre Huyghe, mirage féerique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°559 du 1 juin 2004, avec le titre suivant : Pierre Huyghe, mirage féerique