Le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez, invité d’honneur du Musée du Louvre, y a conçu une exposition sur le fragment.
Après Toni Morrison et Anselm Kiefer, Pierre Boulez est l’invité d’honneur du Musée du Louvre, à Paris. Point de départ d’un cycle de concerts, de conférences et de débats qui s’est achevé en apothéose le 2 décembre avec le Sacre du printemps (Igor Stravinski) dirigé par le compositeur sous la pyramide, l’exposition « Œuvre : fragment. Dessins, partitions et textes choisis » (jusqu’au 9 février 2009) parachève une série de cours que Pierre Boulez a donnée au Collège de France. Avec la complicité de Marcella Lista, directrice de la programmation art contemporain et architecture à l’Auditorium du musée, et Carel van Tuyll van Serooskerken, chef du département des Arts graphiques, Pierre Boulez y explore la fine frontière qui sépare l’achevé de l’inachevé, dans le dessin comme en musique.
Vous avez obtenu carte blanche dans le choix des œuvres présentées dans l’exposition. Connaissiez-vous déjà tous les artistes sélectionnés ou avez-vous fait des découvertes ?
On m’a présenté une sélection. J’avais mon idée sur le XXe siècle, mais je connais peu le XIXe. J’avais demandé à voir des esquisses dont on ne savait plus à quoi elles se rapportaient. La sélection que l’on m’a montrée remontait jusqu’au XVIe siècle, mais l’exposition aurait alors été beaucoup trop vaste. C’est Degas, dont j’ai découvert les esquisses, qui m’a le plus surpris. De Delacroix, je connaissais les reproductions de ses Femmes d’Alger et les esquisses réalisées au cours de ses voyages qu’il a intégrées par la suite dans ses tableaux sur Alger. L’Étude de draperie de Degas a l’air d’un rocher, on ne sait pas s’il s’agit d’une draperie ou d’un rocher, elle est complètement isolée. Il est surprenant de voir à quel point cette draperie est proche de certains dessins de Cézanne comportant des rochers.
L’exposition s’ouvre sur Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1914), l’ouvrage de Stéphane Mallarmé. Que représente cette œuvre pour vous ?
Elle représente d’abord l’appropriation de l’espace typographique, qui est un peu l’appropriation de l’espace dans la peinture. On y voit ensuite différentes couches de sens, qui traversent les pages par moments et sont repérées à travers la typographie, c’est-à-dire que l’on peut lire le poème selon la typographie. On peut le lire dans l’immédiateté de la superposition, comme polyphonie, mais on peut aussi l’analyser et le lire couche par couche, et cette lecture est vraiment passionnante. C’est la première fois que l’on voit cela en littérature. Il y a quelque chose de tellement obsessif, de poussé, qu’on dirait l’œuvre d’un fou. Le Coup de dés est le reste du naufrage du projet de Mallarmé intitulé Livre, dont il a décrit les modes d’emploi. Ce qu’il en reste, c’est un geste où il y a une lecture fixe, et c’est au lecteur de décider d’une lecture mobile. Mais la stratégie est imposée par l’auteur, car c’est lui qui décide de la page, de la typographie, du sens.
L’exposition ne présente pas d’œuvre surréaliste. On aurait pu penser aux cadavres exquis…
Cela n’a pas du tout le même pouvoir de réflexion, tout est au contraire fondé sur la spontanéité. Et si la spontanéité peut donner des bons résultats, la plupart du temps elle donne des résultats très médiocres. Les cadavres exquis sont gentils, mais cela reste un jeu de société. La pensée de Mallarmé est beaucoup plus articulée, beaucoup plus forte, plus décisive. Une structure mentale s’y développe et nous fait réfléchir.
Si la frontière entre l’inachevé et l’achevé est poreuse, comment les différencier l’un de l’autre ?
Cézanne n’a jamais montré ses aquarelles. Elles sont toujours restées dans son atelier. Pourtant, nous les considérons aujourd’hui comme des œuvres achevées. Je trouve que les aquarelles sont souvent beaucoup plus spontanées, beaucoup plus vigoureuses, sont moins enferrées dans le rigorisme du tableau. Pour nous, cette sorte d’inachèvement est quelquefois plus provocateur et plus intéressant que l’achevé. Ce qui est considéré comme inachevé par l’auteur peut très bien apparaître achevé aux yeux du spectateur. Certains passages des esquisses que Proust a laissées sont parfois plus intéressants à lire que la version définitive, car ils comportent une fraîcheur et une acuité qui disparaissent ensuite. Idem pour les nouvelles de Kakfa, laissées inachevées. Elles sont absolument prodigieuses, car elles ouvrent l’imagination, et elles peuvent même servir de provocation au lecteur.
Les répétitions musicales peuvent-elles être considérées comme des œuvres d’art à part entière, à l’instar des dessins préparatoires ?
Les répétitions peuvent être très intéressantes si on les explique, car la plupart du temps elles sont très ésotériques. D’abord on ne comprend pas ce que le chef dit. J’ai procédé ainsi quelquefois pour des leçons de direction. J’avais un micro-cravate, donc je pouvais bouger comme je voulais et j’expliquais pourquoi tel geste était adéquat, pourquoi tel geste n’avait pas d’efficacité, comment rendre un passage musicalement intéressant en respectant la hiérarchie des valeurs… J’ai fait cela au Festival de Lucerne [en Suisse] et au Carnegie Hall, à New York, avec l’orchestre de Cleveland. Les musiciens eux-mêmes étaient passionnés, très attentifs, car ils comprenaient une part du mystère, plus que simplement de la technique.
Certaines partitions présentées au Louvre semblent l’être plus pour leur qualité esthétique que celle intrinsèquement musicale. Est-ce volontaire ?
Prenez la période suisse de Stravinsky, lorsqu’il a composé beaucoup de petites pièces, très courtes, qui participent à sa pensée du moment et forment une espèce de chapelet vers une grande œuvre, en l’occurrence Les Noces. C’est intéressant de voir comment cet archipel de petites œuvres décrit le parcours de Stravinsky ; quand on les écoute les unes à la suite des autres, on saisit leur unité absolument remarquable. Mais pour ce qui est des véritables esquisses, celles de Stravinsky ou les miennes, elles ne sont que des étapes de travail. Que voulez-vous faire avec ça ? On peut les regarder. Un musicien pourra les lire, mais pas les jouer. Le néophyte pourra observer le bouillonnement des idées qui vont dans tous les sens, avec un graphisme très nerveux et même très énervé par moments. On peut les regarder comme des esquisses picturales. Si l’on prend György Ligeti, il a recours à une série de lignes verticales pour signifier le découpage du temps, mais qui pourrait très bien être celui de l’espace. Chez lui, cela se reflète par des valeurs musicales que l’on connaît, comme des doubles croches. Le temps y est strié par une unité, et sur ces stries il rajoute des points qui sont réguliers et irréguliers pour dire que les choses coïncident ou se déphasent. Même quelqu’un qui n’est pas musicien peut voir ces choses qui se dérangent au fur et à mesure, et qui pourraient presque être tirées d’une leçon du Bauhaus par Paul Klee. Dans ses leçons, Klee utilise des notions tellement générales qu’elles peuvent très bien être appliquées à la musique.
Vous avez conçu une partie de « Paul Klee. Le théâtre de la vie », présentée au Palais des beaux-arts de Bruxelles au début de l’année 2008, avant le Louvre… Ces commissariats d’exposition indiquent-ils un tournant dans votre carrière ?
Ces projets ont tout simplement coïncidé. L’exposition de Bruxelles concernait précisément Klee et la musique, tandis qu’ici le projet « Œuvre : fragment » est beaucoup plus général. Si l’on me demande de participer à des choses collectives comme celles-là, je le fais très volontiers. Ces projets font réfléchir, me font sortir du milieu uniquement musical, et ouvrent le champ sur d’autres types de réflexion, d’autres réussites et d’autres échecs.
L’un des commissaires, Carel Van Thuyll, a parlé de cette exposition comme d’un autoportrait, dans lequel vous nous présentiez votre famille avec Klee comme figure centrale…
Oui, il y a évidemment Klee et Kandinsky. Picasso a joué pour moi un rôle beaucoup moins important. Il est curieusement plus traditionnel que les autres, même s’il a imposé sa patte. Kandinsky, lui, a « crevé le mur du son », il est allé très loin. C’est cette période qui m’intéresse le plus. Après, quand il se livre à une géométrie un peu précieuse, on sent qu’il a peur du chaos et qu’il se livre à quelque chose de très policé. C’est ce que Klee a évité. Et c’est là son grand pouvoir car même s’il réduit ses tableaux à des formes géométriques, celles-ci ont un sens détourné, un sens poétique extrêmement fort. Dans sa production, tous les sujets conventionnels ont peu à peu été abandonnés, ou alors ont été complètement transformés.
Le fragment a fait l’objet de l’un de vos cours au Collège de France. Il constitue aujourd’hui le sujet d’une programmation au Musée du Louvre. Si toute œuvre est inachevée, quelle est la prochaine étape de cette étude ?
C’est un archipel. Le sujet est en effet dans l’air moderne, c’est un sujet très important. Mais je me dégage personnellement de toute obligation, surtout à très long terme ! Je le laisse à d’autres. Ma contribution serait tout à fait défraîchie, ce serait comme faire une collection de fleurs fanées…
Quelle exposition vous a marqué dernièrement ?
Une petite exposition qui a lieu au Centre Arnold-Schönberg à Vienne [en Autriche], qui met côte à côte Schönberg – lorsqu’il fait de la peinture en amateur –, Munch et Strinberg [« Strinberg Schönberg Munch », jusqu’au 19 janvier 2009]. Je n’avais jamais vu un tableau de Strinberg ; j’ai été bluffé par la qualité de la dizaine de ses toiles. Par moments, Strinberg est très proche de Nolde. Pour moi, c’est même plus intéressant que Munch.
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Pierre Boulez, compositeur et chef d’orchestre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°293 du 12 décembre 2008, avec le titre suivant : Pierre Boulez, compositeur et chef d’orchestre