Le joaillier de la place Vendôme cultive un style insolent et haut en couleur, une griffe que l’on retrouve dans ses nombreuses collections personnelles.
Vous êtes un ingénieur sorti diplômé de l’École centrale pour finalement devenir artiste joaillier : votre parcours n’est pas banal…
Lorenz Bäumer : En France peut-être, mais pas à l’étranger ! Ma spécialisation « innovation, conception, production » est axée sur la vie du produit, depuis l’idée jusqu’à la commercialisation. Au cours de mes études, j’ai ainsi dessiné des meubles dans la tradition de l’ébénisterie française, mêlant métal, cuir, bois, porcelaine, marqueterie de paille, nacre… Chaque fois que je réfléchis sur les possibilités d’un matériau, ce sont mes compétences d’ingénieur qui me guident vers la solution. J’ai toujours été fasciné par ceux qui repoussent les limites du possible. Gustave Eiffel a fait Centrale.
Vous sentez-vous plutôt artiste ou plutôt ingénieur ?
Je suis 100 % ingénieur, 100 % artiste, et aussi 100 % chef d’entreprise, car j’ai une équipe à manager et à entraîner. Je travaille par strates successives : le dessin, la réalisation, la mise en marché. J’oublie la faisabilité technique dans un premier temps pour laisser libre cours à l’inspiration. Je n’ai pas de formation technique en joaillerie, donc je ne suis pas contraint par des règles. Mais parfois le process peut guider l’idée.
Le secret de la réussite réside dans la formule de Thomas Edison : 5 % d’inspiration, 95 % de transpiration. Cela vaut pour tous les créateurs, scientifiques ou artistes. J’ai acquis la maîtrise de la joaillerie par un travail acharné, nourri par mes rêves et mon imagination.
Vous êtes né à Washington, d’une mère française et d’un père allemand, diplomate. Votre famille, et les nombreux voyages effectués avec elle, ont-ils contribué à éveiller votre sens artistique ?
Tous deux m’ont encouragé à exprimer mes rêves les plus fous et mes déménagements des États-Unis à la Jordanie, de l’Autriche à l’Allemagne, en passant par le Canada et Israël, m’ont sensibilisé à la diversité culturelle du monde. Aujourd’hui encore je puise des idées de mes voyages et je rapporte très souvent des livres d’art des musées que je visite et qui enrichissent mon inspiration. Dernièrement, j’ai déniché à Berlin un livre passionnant sur des sculptures réalisées en papier.
Avec ma mère, très douée pour la couture, la décoration, la peinture sur porcelaine, j’ai réalisé des décors pour des services de table lorsque j’étais enfant. Et plus tard, des meubles, des objets en cristal, de la vaisselle, des bijoux fantaisie… Avec elle j’ai appris le plaisir de faire soi-même et le souci du détail.
Après tous ces voyages et toutes ces créations artistiques, pourquoi vous-êtes vous fixé à Paris et pourquoi avez-vous choisi le bijou ?
Je suis imprégné de culture, de cuisine, de langue française. Paris a toujours été pour moi la capitale des arts et le reste, surtout pour la joaillerie. S’il y a un endroit pour la joaillerie au monde, c’est en France, à Paris, place Vendôme. J’ai toujours aimé les bijoux, ils sont au cœur de la vie, au croisement de l’art et de la technique, objets de désir et de plaisir. J’ai commencé par dessiner des bijoux fantaisie, comme Jean Schlumberger pour Elsa Schiaparelli, Fulco di Verdura pour Chanel ou René Lalique pour Sarah Bernhardt. Le jour je sculptais les maquettes en cire, à l’aube je visitais les fondeurs, les doreurs. La nuit je collais les pierres de couleur.
Ma première création de joaillerie était une bague en or jaune en forme de tourbillon, avec un diamant lové au milieu. C’est ainsi qu’un jour de printemps 1992, je suis entré dans ce monde merveilleux des pierres précieuses. Deux ans plus tard j’ouvrais mes salons place Vendôme.
Comment avez-vous été perçu par les autres joailliers de la place Vendôme ?
J’ai un profil atypique, un peu trouble-fête, pas vraiment du sérail. Mais place Vendôme chacun vit à sa façon et plus il y a de joailliers, plus cela renforce le prestige du lieu et préserve un savoir-faire extraordinaire.
Bien davantage qu’un cadre, la place Vendôme est le cœur du métier de joaillier. J’ai choisi d’être en étage pour avoir des locaux plus spacieux pour recevoir mes clients et pour diriger mon orchestre, une équipe d’une vingtaine de personnes dont dix créatifs. Mes bureaux reflètent ce que je veux être : le salon argent, épuré, représente mon côté architecte ; il y a aussi le salon jonché de pommes dorées, c’est mon côté jardinier ; enfin le salon poète, tout en nacre. Le fait d’être en étage, pas facile d’accès, sélectionne aussi les clients. Il faut avoir envie de me dénicher !
Être également directeur artistique de la joaillerie Louis Vuitton, est-ce perdre une partie de sa liberté de création ?
Il ne faut pas se leurrer, quand on crée, on a toujours des contraintes. Travailler pour moi ou pour Louis Vuitton, ce sont juste des contraintes et des budgets différents. Lorsque je suis directeur artistique, je vis à l’ADN de Louis Vuitton. Mais le même amour du beau, du mélange entre passé, présent et avenir, nous unit. Quatre-vingts nouvelles pièces créées pour Vuitton ont été exposées à la Biennale des Antiquaires. J’ai vécu la même aventure avec Chanel, avec qui j’ai collaboré pendant vingt ans.
Le marché de l’art de la joaillerie évolue-t-il comme l’ensemble du marché de l’art ?
En trois-quatre ans, un grand renouvellement s’est opéré avec l’arrivée de clients russes ou chinois que l’on ne voyait pas auparavant. Si je commence à avoir un peu d’acheteurs asiatiques et du Moyen-Orient, mes clients sont principalement européens, avec beaucoup de chefs d’entreprises, de têtes couronnées. Je suis bien occupé. Quant au second marché, je constate que le prix de mes créations y est souvent supérieur au prix d’achat.
Donc la place de Paris se porte bien pour la joaillerie ?
En fait, il y a un paradoxe. Il faut être à Paris, place Vendôme, pour présenter ses bijoux, c’est un atout extraordinaire. Mais les affaires ne se font pas en France, mais de plus en plus à l’étranger, là où sont les acheteurs. Par exemple, tous les joailliers vont en Chine, car il y a là des clients qui ont des moyens illimités, c’est le nouvel Eldorado. Plus encore que l’Inde ou les États-Unis.
Vous cultivez une vraie passion pour la place Vendôme et sa colonne, au point de lui consacrer une collection de 150 photos. Pourquoi ?
C’est un lieu de mémoire collective, un théâtre de la vie parisienne. Sur un de mes clichés, on voit par exemple la reconstruction de la colonne Vendôme détruite par les communards en 1871. Le peintre Courbet, qui avait demandé lors du siège de Paris sa destruction, fut ensuite condamné à tort à payer sa réparation ; ruiné, il s’exila en Suisse.
J’ai aussi ce monument photographié par Willy Ronis, René Jacques… Jules Hardouin-Mansart a dessiné cette place et lui a conféré sa majesté classique. Elle devait recevoir la statue équestre de Louis XIV par Girardon. Mais l’effigie du Roi-Soleil fut jetée bas par la Révolution, les sans-culottes la démembrèrent le 7 août 1792, et quatorze ans plus tard l’aigle impérial s’emparait des lieux pour commémorer la victoire d’Austerlitz. Sous le Second Empire, les travaux d’Haussmann, la proximité de l’opéra Garnier, la percée de la rue de la Paix, en ont fait un écrin du luxe parisien.
Parmi vos nombreuses collections, vous avez également une galerie de portraits de vous. Est-ce du narcissisme ?
Je me laisse volontiers portraiturer, en effet, car le regard des photographes déforme et transforme ce corps qui m’appartient et m’apprend ainsi des choses nouvelles sur moi-même. J’ai posé devant Patrick Bailly-Maître-Grand, Chris Bucklow, Thomas Dhellemmes, Jean-Luc Dubin, Maud Fiori, Thierry Ledoux, Karim Ramzi, Antoine Schneck. Tous les ans, je fais une rencontre, occasion d’un nouveau portrait. Au fil de ces images, mon visage change, la perception que j’ai de moi aussi. J’aime la remise en question. Par exemple chaque jour, lorsque j’emmène mes enfants à l’école, j’emprunte un chemin différent. Pour leur montrer qu’il y a différentes façons d’atteindre un but.
Que vous apporte le fait de collectionner ?
Le vrai collectionneur a besoin d’être entouré d’objets portant la marque de son désir. Pour moi ce sont les photos de la colonne Vendôme, mais aussi des épingles de cravate, des sphères en pierres dures, de l’argenterie Art déco, des boîtes à bijoux birmanes, des céramiques des années 1950, des bijoux anciens, des photos ou des vidéos de plasticiens contemporains : Garth Knight, Tatsuo Miyajima, Vik Muniz… La collection nourrit mes créations : les bijoux anciens témoignent de techniques oubliées, les photos contemporaines, les meubles design, sont source d’options graphiques… Et puis la collection est un moteur intellectuel, résultat d’inlassables recherches et de multiples rencontres avec des amateurs, des érudits, des conservateurs de musée, des marchands.
Les puces sont une excellente école, la lecture de la Gazette de l’Hôtel des ventes aussi, les galeries, les salons, les antiquaires, les salles des ventes, les promenades sur Internet. De tout cela naît mon cabinet de curiosités. J’ai aussi dans la tête mon musée imaginaire sur des supports variés : ouvrages disséminés dans ma bibliothèque, piles de cartes postales, fichiers numériques…
Vous avez d’ailleurs exposé vous-même dans divers musées…
Oui, au musée des Arts décoratifs de Paris où quatre bijoux ont intégré les collections permanentes en 2004. Mais aussi à la Forbes Galeries de New York et à la Legion of Honor de San Francisco. Cent cinquante de mes œuvres célébrant quinze ans de créations ont aussi été présentées au National Jewelry Institute of America de New York en 2007 et, l’année suivante, quinze bijoux ont été exposés pour « Perles » au Museum d’histoire naturelle de Paris. Je réalise aussi des expositions éphémères comme à Pékin ou à Dallas.
Combien de pièces créez-vous chaque année ?
Environ 250 à 300. Mais avec mon équipe nous réalisons environ 1 500 dessins. Le problème, ce n’est pas les idées, mais le temps qui manque. Les Arts décoratifs des xxe et xxie sont une source inépuisable d’idées : Lalique, Puiforcat, Ruhlmann, Royère, Legrain, Dubreuil… Les porcelaines de Sèvres du xviiie aussi. L’architecture. Nous travaillons actuellement sur des montres « pop up », vous savez sur le principe de ces livres que vous ouvrez et un paysage jaillit. Ce sera une première, personne ne l’a jamais fait.
Vous avez aussi un côté provocateur, avec ces montres ornées d’un daguerréotype représentant votre propre crâne ou L’Origine du monde de Courbet ?
Selon moi, l’art ne doit en effet pas laisser indifférent. C’est pourquoi, par exemple, j’aime Damien Hirst. Mes créations intègrent les composants les plus insolites : daguerréotypes, météorites, pierres de l’antique Pétra, figurines de dieu égyptien polymorphe datant de 3 000 ans. J’aime aussi détourner les objets de leur fonction première.
Homme de lettres, pourquoi compilez-vous les citations…
C’est l’envie de me dépasser… Ce sont des phrases qui me touchent, m’interpellent, me font m’arrêter et réfléchir. Une partie de mon travail s’appuie sur la poésie. Un simple mot vous projette ailleurs. Je lis beaucoup. Par exemple, quand en voyage je me délectais de Proust, j’avais en tête une certaine image de Paris, que j’ai retrouvée ensuite. J’apprécie aussi Tolstoï, mais également Dan Simmons, un auteur de science-fiction qui m’inspire des créations. De la littérature j’ai extrait des maximes qui n’ont cessé de me guider, telles des lanternes, tout au long de mes créations.
La colonne Vendôme
La colonne Vendôme qui intéresse tant Lorenz Baümer est photographiée, en 1947, réfléchie dans une flaque d’eau par Willy Ronis. L’œuvre a été présentée lors de sa rétrospective à la Maison d’art Bernard Anthonioz de Nogent-sur-Marne. En faisant tomber la colonne Vendôme une nouvelle fois pour la placer entre les jambes d’une femme, Ronis lui donne un caractère explicitement sexuel. La rapidité du pas qui crée un flou traduit cette recherche du « moment juste » cher à Ronis.
Le travail de Vik Muniz
L’artiste, collectionné par Bäumer, est le créateur du visuel du Mois de la photo 2010. Cette image où des appareils photographiques sont assemblés pour en créer un nouveau matérialise le thème « Paris collectionne » [lire p. 20] en même temps qu’il est représentatif de la démarche de Muniz. Interrogeant la pratique photographique, certaines de ses œuvres s’élaborent en trois étapes : choisir une image très connue, la « re-produire » et photographier cette illusion.
Lorenz Baümer au musée des Arts décoratifs de Paris
La société IDEAL de Lorenz Baümer a donné en 2004 quatre bijoux au musée des Arts décoratifs de Paris pour son élégante galerie des bijoux. L’un d’eux, ce Bracelet légumes créé en 1998 allie humour par son titre et perfection technique. Baümer cite les motifs végétaux de l’Art nouveau pour en user différemment, de façon fantaisiste et luxueuse à la fois. Les imposantes améthystes montrent son obsession de la couleur violette.
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Lorenz Bäumer - Joaillier trouble-fête
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Abonnez-vous dès 1 €1965
Naissance à Washington.
1988
Obtient son diplôme d’ingénieur de l’école Centrale de Paris.
1989
Crée sa société à Paris et débute en créant des bijoux fantaisie.
1992
Premières créations de haute joaillerie.
1995
Installe ses salons place Vendôme.
2004
Quatre bijoux entrent dans les collections permanentes du musée des Arts décoratifs de Paris.
2009
Devient membre du Comité Colbert qui rassemble 75 maisons de luxe françaises.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°629 du 1 novembre 2010, avec le titre suivant : Lorenz Bäumer - Joaillier trouble-fête