Entre les villes-musées coloniales, l’exception de Brasília et le centre massacré des mégapoles, le patrimoine bâti brésilien connaît des fortunes diverses.
Jorge Coli, dans Fabrique et promotion de la brésilianité ; arts et enjeux nationaux (in Perspective, INHA), décrit une ligne historiographique déterminante pour l’histoire de l’art au Brésil : « Ces français qui ont importé au Brésil au XIXe siècle les pratiques néoclassiques furent perçus par les “modernes” au XXe siècle comme des “ennemis”. On les accusait de falsifier la culture nationale, alléguant que le passé artistique véritablement brésilien était le baroque ». On retrouve dans la conservation du patrimoine historique bâti ce schéma de manière systématique : un baroque glorifié, un XIXe siècle sous-représenté et un modernisme comme second âge d’or, époque qui voit également la naissance de l’Institut de protection du patrimoine historique et artistique national, l’Iphan.
Un coup d’œil à la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco suffit à le confirmer : sur les dix-neuf lieux classés, hors les sept réserves naturelles recensées, on trouve neuf villes dont la construction ou l’apogée sont marqués du sceau baroque. Pour le reste, un site préhistorique, la ville de la Brasília, moderne, et les « paysages cariocas », une construction essentiellement contemporaine. Le baroque est au fondement de l’identité nationale brésilienne et figure en tête des priorités de l’Iphan. L’ancienne ministre de la Culture Ana de Hollanda confirme : « L’Iphan a été créé en 1937. Antérieur au ministère de la Culture, c’est le père fondateur de notre politique culturelle moderne, en ce qu’il a initié la protection des cités historiques du Minas Gerais. » On évoque ici les villes baroques d’Ouro Preto, Tiradentes et Congonhas, siège des fameuses sculptures de l’Aleijadinho.
Le second programme d’accélération à la croissance (PAC2), un glorifie d’investissements lancé par Lula et poursuivi par Dilma Roussef, prévoit 1,6 milliard BRL (555 millions d’euros) sur trois ans pour les « villes historiques ». Ce programme de rénovation est en cours depuis août 2013 et devrait grandement accélérer la protection du patrimoine historique. À Rio, quand le budget régional de l’Iphan se situe entre 3 et 4 millions d’euros par an, le PAC en amène 80 millions sur 3 ans ! Le programme veut rattraper le temps perdu. Il épouse intégralement la liste de l’Unesco sur les villes baroques. Par exemple, la ville de São Luis, capitale du Maranhão (l’un des états les plus pauvres du nord du Brésil) bénéficiera à elle seule de 44 chantiers distincts, pour un total de 46 millions d’euros. À São Luis, comme à Goias, São Cristovão ou Ouro Preto, le déplacement de l’activité économique vers d’autres lieux a d’abord appauvri les villes, mais ce transfert a ensuite permis de mieux conserver le centre historique, loin des pressions immobilières.
Le néoclassique sacrifié
À l’inverse, dans les métropoles, une simple photo avant/après est éloquente. Où sont les artères néo-haussmanniennes du São Paulo de l’entre-deux-guerres ? Pour qui compare Recife ou Rio aux clichés du début du XXe siècle de Guilherme Gaensly ou Marc Ferrez, une seule question : pourquoi ces destructions ? Du Rio néoclassique, il reste à peine quelques édifices autour du théâtre municipal (essentiellement la bibliothèque et le Musée des beaux-arts), uniques bâtiments du XIXe siècle concernés par le PAC2 à Rio. Dans les métropoles du Brésil, on a sacrifié le patrimoine néoclassique sur l’autel de la modernité. Quelques projets menés par des particuliers permettent néanmoins de restaurer ponctuellement des édifices néoclassiques comme la Casa Daros à Rio, œuvre de Grandjean de Montigny (1866). Il faut aussi sortir du prisme européen pour trouver des protections de constructions de cette époque. Ainsi, la Casa da Flor (1912), à São Pedro da Aldeia (état de Rio), offre un bel exemple d’architecture afro-brésilienne, classée dès 1987.
L’époque moderniste, à partir des années 1930, constitue le second âge d’or architectural du Brésil en même temps que le début d’une pensée politique du patrimoine. Les figures modernistes Mário de Andrade, Gustavo Capanema, Sérgio Buarque de Holanda ou encore Lucio Costa sont les pères de l’Iphan, qui participe de la construction de l’identité brésilienne contemporaine. Parallèlement à la glorification du baroque, il faut comprendre chez eux le goût de l’utopie et l’obsession de l’avenir qui continue de guider le Brésil. Guillaume Sibaud, du cabinet d’architecture franco-brésilien Triptyque, est installé depuis plus de dix ans à São Paulo : « Dans son rapport au territoire, l’approche urbaine brésilienne a presque toujours été une approche d’ingénieur. Une approche qui a sans doute permis la tabula rasa moderniste ».
En effet, les architectes modernistes aiment à dire qu’ils commencent par une feuille blanche. Elle est plutôt blanchie à la dynamite. Alors que Recife fait déjà appel au paysagiste Roberto Burle Marx pour créer le nouveau quartier de Boa Viagem (1934), le président Vargas perce l’avenue qui portera son nom à Rio, rasant une grande partie du centre. Prélude à Brasília, Oscar Niemeyer et Lucio Costa (et Le Corbusier) réalisent leur premier projet commun entre 1936 et 1943, le Palais Capanema, sur la poussière de la colline dynamitée du Castelo. À Belo Horizonte, le préfet Kubitschek commence à ériger Pampulha (1943) autour d’un lac artificiel, le premier quartier intégralement planifié par les modernistes. Cette logique trouve évidemment son apogée dans la géniale création de Brasília.
Brasília, l’invitation au modernisme
Par la liberté et le talent de Costa, Niemeyer, Burle Marx ou Athos Bulcão, la ville de Brasília, seule cité érigée au XXe siècle classée par l’Unesco, fait rêver le monde depuis 1960. Mais la capitale fédérale n’a pas pour autant sacralisé le modernisme dans tout le pays. La protection de l’architecture moderne en est encore à ses débuts. Elle peut se réduire à Brasília et ses préfigurations. À São Paulo, on procède à quelques classements ponctuels. Le cas du SESC Pompeia est doublement original : c’est une réhabilitation, menée par Lina Bo Bardi en 1983, et chose rare, classée en 2009. Du Rio moderniste, le Musée d’art moderne et le parc de Flamengo sont classés, mais seul le palais Capanema profite des fonds du PAC2. Pour 20 millions d’habitants, on compte à peine vingt-deux sites objets de classement à São Paulo, mais plus de cinquante à Ouro Preto (70 000 habitants.). Guillaume Sibaud résume : « Les années de dictature n’ont pas prolongé le projet moderniste, qui a fait place à un modèle urbain mono fonctionnel nord-américain, confié aux aléas du marché, sans volontarisme ». En d’autres termes : si le modernisme n’est pas emblématique, il n’est pas sauvegardé. Néanmoins, deux éléments confirment son importance historiographique toujours croissante. D’abord, sont en cours de création deux institutions dédiées à l’étude et à la sauvegarde des legs modernistes, le centre Lucio Costa et le Centre Brésil moderne. Ensuite, une attention spéciale sera forcément prêtée aux grands noms de la nation ; or le Brésil fait partie des rares pays comptant deux prix Pritzker, avec Niemeyer et Paulo Mendes da Rocha.
Quel devenir, alors, pour les centres-villes contemporains ? Les grands projets actuels annoncent une réhabilitation amplifiée. Le nouveau port de Rio (lire encadré) et celui de Recife utilisent les anciens docks comme espaces culturels. São Paulo, en leader économique, donnera une bonne indication de la tendance générale. Guillaume Sibaud est enthousiaste sur le potentiel de la mégapole : « Les friches industrielles, constituent un formidable espace de reconquête, mais dont la vocation doit encore être définie ».
Rio, la ville merveilleuse, si encline à glorifier son paysage, entretient avec son patrimoine bâti une relation étonnante. Son centre historique baroque est sous-estimé ; son centre néoclassique survit difficilement sous une skyline disgracieuse et déjà vieillissante. Paradoxe, en classant les « paysages cariocas, entre mer et montagne », l’Unesco félicite l’habitat sauvage et indépendant de toute pensée urbanistique que sont les favelas, non citées dans le rapport ; et la nature exceptionnelle (mer, montagnes, forêts) dans laquelle s’est construite Rio. Mais il ne reconnaît aucun bâti, 450 ans après la fondation de la cité. Le mégalomane et controversé maire de Rio, Eduardo Paes, a mis sur pied en 2009 le « Port merveilleux ». Inspiré du nouveau Barcelone, le projet est un vaste plan de réhabilitation des anciens docks. D’une ampleur peu commune (5 km2, près de 10 km de littoral), il pourrait changer le rapport de la ville avec son bâti : 4 km de tunnels (et enterrement du périphérique), 17 km de pistes cyclables, 70 km de rues, deux musées dont le MAR (Musée des arts de Rio)… et des possibilités de tours gigantesques ouvertes aux promoteurs. Son financement incertain retardera certainement les livraisons, mais les infrastructures induites rejaillissent déjà peu à peu sur le centre voisin. Selon les professionnels, à défaut de cohérence, le projet a le mérite d’être ambitieux. Une ambition dont le patrimoine carioca a grand besoin.
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Les trois âges du patrimoine
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°414 du 23 mai 2014, avec le titre suivant : Les trois âges du patrimoine