L’image positive de la culture et du patrimoine français est l’une des clefs
du succès de l’industrie touristique nationale. Au risque d’un épuisement du modèle
Alors que débute la grande transhumance estivale, les quelque 40 000 monuments, 10 000 châteaux, abbayes et manoirs, 6 000 musées, sans compter les parcs et jardins, routes historiques ou centres d’interprétation recensés comme sites culturels par le ministère délégué au Tourisme, seront à nouveau sous le feu de la rampe. Deux mois durant, ils seront parcourus de long en large, piétinés parfois, par des milliers d’estivants, catégorie amateurs de tourisme culturel. Dresser un portrait-robot de cette cible n’est toutefois pas chose facile. Si quelques études qualitatives ont décrit un individu plutôt jeune et diplômé, n’y a-t-il pas, en réalité, un « touriste culturel » potentiel qui sommeille en chacun de nous ? Qui, en effet, au cours d’un séjour touristique, ne pousse pas au moins une fois les portes d’une église ou d’un monument, à défaut d’aller visiter un musée ? Fort de ce constat, il devient difficile de quantifier le volume représenté précisément par ce type d’activité et le ministère délégué au Tourisme ne dispose d’aucune statistique précise. Une étude de 2002 permet toutefois d’en mesurer l’importance : 35 % des seuls touristes étrangers – estimés à près de 75 millions tous les ans – avouent consacrer leur séjour en France à la visite de monuments et de musées. Et leur goût se porte inévitablement sur les monuments considérés comme « les plus grandioses », avec embouteillage à la clef.
Si les retombées économiques sont évidemment non négligeables, la gestion de ces flux engendre souvent des tensions. Pour le philosophe Yves Michaud, organisateur d’un colloque sur les nouvelles politiques du tourisme culturel à Barcelone en mai dernier, une fréquentation accrue peut en effet faire courir trois types de risques – considérés toutefois comme « surmontables » – au patrimoine : un phénomène d’usure (comme l’illustre le vieillissement prématuré qu’a connu le Centre Pompidou), une dépossession des habitants, essentiellement dans les zones à forte pression touristique tels les centres anciens, et enfin une standardisation du produit culturel, soumis à la marchandisation de l’industrie touristique.
Certains sites ont ainsi directement souffert d’une exploitation intensive, l’exemple le plus significatif étant celui de la grotte de Lascaux qui, après avoir été foulée quotidiennement par 1 200 visiteurs, a été finalement fermée en 1963 puis reproduite en fac-similé en 1980. Gestionnaire, lui aussi, de sites préhistoriques fragiles dans la vallée de la Vézère (Dordogne), le Centre des monuments nationaux (CNM) a fait le choix de limiter l’accès des grottes de Font-de-Gaume et des Combarelles à un groupe de 6 personnes, par visite. « Notre objectif sur ces sites n’est pas de développer la fréquentation mais d’assurer leur conservation », précise Christophe Berthomier, directeur du CNM. Idem pour le site mégalithique de Carnac, « identifiable à une dentition fragile qui se déchausse », rouvert récemment mais avec un accès limité. « En revanche, pour le reste des 115 monuments appartenant à l’État et gérés par le CNM, nous ne connaissons pas de phénomène de surfréquentation qui risquerait de les endommager, poursuit Christophe Berthomier, mais simplement quelques pics ponctuels de fréquentation, qui génèrent des désagréments pour les visiteurs. » Le cas de la Cité médiévale de Carcassonne, où les responsabilités se superposent entre services déconcentrés de l’État, CNM et collectivités, semble pourtant préoccupant. Début juin, la presse locale relatait des incidents liés à des éboulements ou à des chutes de pierres, « hors du périmètre du CNM mais sur des terrains appartenant à l’État », précise un observateur. Le lancement d’une « Opération Grand Site » (OGS), actuellement en cours d’étude, devrait, à terme, permettre d’éviter ces difficultés. Relancée en 1989 et pilotée par le ministère de l’Écologie et du Développement durable, cette démarche originale est née en 1976 d’une volonté de sauvegarder des sites majeurs – mais déjà protégés par la loi sur les sites – victimes de leur notoriété et d’une fréquentation supérieure à leur capacité. Ces OGS, « qui pourraient être cadrées aussi bien à la culture qu’à l’environnement ou à l’équipement », selon Anne-Françoise Pillias, en charge de ces opérations au sein du ministère, sont aujourd’hui au nombre de 43 (9 sont terminées, 13 en cours de travaux et 24 en cours d’études) et cumulent 22 millions de visiteurs annuels.
Technique du « pot de miel »
Les OGS concernent aussi bien des sites naturels, comme la pointe du Raz (Finistère) ou les falaises
d’Étretat (Seine-Maritime), que des sites patrimoniaux, tels que le Mont-Saint-Michel, le pont du Gard, le site de Château-Gaillard (Eure) ou le village de Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault). Complémentaire des protections juridiques, l’OGS a été conçue comme une démarche transversale, relevant d’une concertation entre l’État et les collectivités, et dont les objectifs visent la restauration du site, la mise en œuvre d’une structure de gestion responsable et la promotion d’un développement local durable. Pour Anne-Françoise Pillias, « l’OGS est un projet de territoire qui doit concilier respect du site, des visités et des visiteurs ». La méthode n’est donc pas prohibitive mais vise, au contraire, à « faire avec » ces flux grâce à des solutions concrètes. Des techniques, déjà aguerries dans les parcs naturels américains ou à Disneyland, sont ainsi promues en réponse aux problèmes de surfréquentation, comme la méthode dite du « pot de miel », qui consiste à sacrifier un endroit du site pour en préserver d’autres hors du circuit, ou encore la pratique de « dilution des flux », pour laquelle on fait surgir une offre différente en d’autres endroits du site. À Saint-Guilhem-le-Désert, l’OGS permettra bientôt de gérer les visiteurs à partir des gorges de l’Hérault, en proposant notamment des baignades au pont du Diable comme alternative à la visite de la célèbre abbaye romane de Gellone. Si les OGS ont démontré leur efficacité, comme en témoigne celle du pont du Gard qui a permis de débarrasser le monument antique le plus visité de France des baraques foraines et des parkings sauvages, elles excluent de leur champ d’action les sites non protégés ou de taille réduite. « Ces sites vulnérables doivent d’abord obtenir une protection juridique, recommande Anne-Françoise Pillias. Toutefois, notre méthode est transposable partout, y compris pour des sites plus petits. » La marque « Grand Site de France », créée en 2003, pourrait ainsi s’ouvrir à terme à des sites qui n’ont pas fait l’objet d’une OGS mais qui sont gérés conformément à ces principes.
Chauvet, un Préhistoland ?
Reste que cette action, aussi positive soit-elle, ne résout en rien le problème de la standardisation, de la multiplication du « précuit » pour ce qui est devenu un nouveau produit phare de l’industrie touristique. À tel point qu’une dichotomie apparaît aujourd’hui entre offre culturelle pour les « nationaux », envisagée sous l’angle de la pédagogie, et produits destinés aux étrangers, pensés en termes de rentabilité. Le cas de la grotte Chauvet (Vallon-Pont-d’Arc, Ardèche), découverte en 1994, serait aussi à méditer : plutôt que la mise en place d’un accès très restrictif répondant à des préoccupations de conservation, la décision a été prise de ne pas ouvrir la grotte au public et de créer d’emblée un fac-similé. Pour drainer des foules plus compactes vers un nouveau « Préhistoland » ? « Le tourisme n’en est qu’à ses débuts, rappelle Yves Michaud, et avec les avantages économiques fabuleux qu’il apporte, on ne va pas s’en priver ! » Et de constater qu’il s’étend à de nouveaux domaines : « Il est aujourd’hui devenu impossible d’étudier l’art contemporain sans prendre en considération le tourisme, comme en témoigne la multiplication des biennales. » Le seul remède à cette instrumentalisation serait en effet de multiplier l’offre, pour « réguler par la diversité, pas par la prohibition. La question est de savoir quelle identité la France voudrait présenter. Lyon, qui était la ville de la soierie et de la gastronomie, est ainsi devenue un pôle culturel grâce à la construction de musées, alors qu’à l’opposé, Marseille a refusé le tourisme ». Aux collectivités, donc, de définir judicieusement leur identité touristique. Mais aussi de promouvoir un tourisme culturel intelligent et responsable, tout en sachant qu’en chacun de nous cohabite un bon et un mauvais touriste, cet « Idiot du voyage », décrit avec acuité par le sociologue Jean-Didier Urbain (1993, éd. Payot).
(en nombre de visiteurs par an, chiffres 2003) - tour Eiffel : 5,8 millions - Centre Pompidou : 5,3 millions - site du Mont-Saint-Michel : 3,2 millions - pont du Gard : 1 million - Arc de triomphe : 1 million - château de Chambord : 650 000 - Sainte-Chapelle de Paris : 630 000 - Palais des papes d’Avignon : 510 000 - Théâtre et amphithéâtre d’Arles : 300 000 - sites antiques de Vaison-la-Romaine : 100 000
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Les nouveaux enjeux du tourisme culturel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°219 du 8 juillet 2005, avec le titre suivant : Les nouveaux enjeux du tourisme culturel