PARIS
Moins de 95 plasticiens ont été récompensés en quinze ans, un chiffre inférieur à celui des écrivains. S’il est difficile d’apprécier objectivement les mérites d’un artiste, celui-ci a plus de chances d’être décoré s’il est très reconnu et âgé de plus de 55 ans.
L’État français décerne sa plus haute distinction civile « aux citoyens les plus méritants, dans tous les domaines d’activité ». Comment traduit-on ce mérite s'agissant des artistes ? Difficile à dire : la reconnaissance par les pairs, l’engagement citoyen ou militaire passé et la faculté à faire rayonner la France dans le monde sont des atouts essentiels. À défaut de pouvoir y déceler des critères objectifs, la liste des artistes décorés depuis quinze ans permet de dessiner certaines lignes de force.
Au sein du monde culturel, les artistes sont nettement moins décorés que, par exemple, les directeurs d’institution. Les plasticiens sont loin derrière les écrivains. Sur les trois dernières années, 14 artistes plasticiens ont été décorés, contre 46 écrivains. À l’échelle du nombre d’écrivains vivant exclusivement de leur plume, leur surreprésentation pourrait sembler aberrante. Mais à examiner la liste des autres métiers (diplomates, professeurs, journalistes…) exercés par les écrivains décorés, on comprend mieux ces données, qui ne démontrent pas une préférence pour leur confrérie. Et pour cause : si la base des 93 000 membres est désormais accessible au public au Musée de la Légion d’honneur (où aucune section particulière n’est consacrée aux artistes décorés), elle ne permet pas de trier les nommés par « qualité », sans doute pour éviter toute polémique sur les classements des corporations par ordre de préférence de l’État. En épluchant les décrets des quinze dernières années, on dénombre 84 plasticiens français et 9 étrangers. À raison de trois promotions par an depuis 2001, il y a donc en moyenne moins de deux artistes (peintres, graveurs, sculpteurs, photographes et autres plasticiens) nommés ou promus par promotion, contre 4 à 6 écrivains, sur un total variant entre 600 et 1 000 décorés tous ministères inclus.
Vingt années d'activité
À qui le ruban rouge échoit-il ? Aux plus de 55 ans, pour commencer, puisqu’il faut justifier d’au moins vingt années de service pour y prétendre. Gérard Garouste, Pierre Soulages, Geneviève Asse (deux grands-croix) et Annette Messager sont les quatre derniers artistes cités. On fait difficilement plus légitime. Prenons l’Artindex France, classement établi par la base de données Artfacts à partir des expositions personnelles réalisées sur dix ans. Sur les 100 premiers artistes, plus de 60 sont nés après 1960, et n’ont donc souvent pas encore atteint vingt ans de pleine activité artistique, si l’on date le début de celle-ci à un âge entre 30 et 35 ans. Plus de la moitié du Top 100 est ainsi éliminée de la course. Parmi les 36 artistes français nés avant 1960 (55 ans), 16 sont membres de la Légion d'honneur et 20 ne le sont pas. Ainsi, quand on est très reconnu sur la scène des arts plastiques, on a près d’une chance sur deux d’obtenir la Légion d’honneur après 55 ans. Pourtant, la liste des absents de l’ordre est prestigieuse : François Morellet, Daniel Buren et Sophie Calle, tous figurant dans le Top 10 de l'Artindex et nés avant 1960, n’y figurent pas. Ben, Jacques Villeglé, Orlan ou encore Martial Raysse n’ont pas non plus été décorés du ruban rouge (à ne pas confondre avec l'Ordre des Arts et des Lettres).
Les heureux élus
À côté des premiers cités, on trouve parmi les nommés ou promus Christian Boltanski, Tania Mouraud, Hervé Télémaque ou encore Julio Le Parc et Carlos Cruz-Diez [lire p. 38]. On retrouve également cinq académiciens. Mais depuis peu apparaissent des noms plus inattendus comme ceux d’Ange Leccia, de Dominique Gonzalez-Foerster ou de Philippe Cognée, moins connus du grand public mais adoubés depuis longtemps par les institutions spécialisées. Au final, un tiers des artistes décorés de la Légion d’honneur figurent dans l’Artindex, dont une moitié dans les 100 premiers.
Y a-t-il une recette miracle pour être décoré ? Chez les militaires, pompiers ou policiers, c’est souvent à titre posthume, en reconnaissance d’actes de bravoure. Chez les sportifs, toute médaille olympique ou paralympique étant une « prouesse sportive » qui participe du rayonnement de la France, elle est systématiquement suivie d’une récompense. Chez les artistes, aucun automatisme n’est discernable : une exposition au Centre Pompidou ou à la Documenta de Cassel en Allemagne sont de précieuses lignes dans un CV mais n’offrent aucune garantie. Ni même le pavillon français de la Biennale de Venise…
L’impact d’une décoration sur la carrière d’un artiste est minime. Certes, de l’Académie des beaux-arts à l’Ordre du Mérite en passant par l’Ordre des Arts et des Lettres, les reconnaissances de l’État contribuent à asseoir, à côté du marché et du circuit institutionnel, la légitimité d’un artiste. Mais s’adressant par définition à des artistes déjà consacrés, l’influence est marginale. L’ordre de la Légion d’honneur possède cependant un mérite particulier dans les arts plastiques : en associant Leccia ou Cognée aux académiciens, il fait se côtoyer sur une même liste des anciens et des modernes qu’aucun cénacle n’avait pu rassembler en un siècle.
Tous secteurs confondus, environ 3 000 personnes (dont un tiers de militaires) sont décorées chaque année de la Légion d’honneur, maintenant le contingent total à environ 93 000 membres. On peut être proposé par la chancellerie ou le Premier ministre, ou par un ministère. La grande majorité des artistes proposés l’ont ainsi été par le ministère de la Culture et de la Communication, lors des promotions traditionnelles du 1er janvier, de Pâques et du 14 juillet. La Légion d’honneur connaît trois grades (chevalier, officier, commandeur) et deux dignités (grand officier et grand-croix, le plus haut échelon de distinction). Les chevaliers sont de très loin les plus nombreux (près de 75 000), les grands-croix rarissimes (67). Si l’on doit compter vingt ans d’activité professionnelle ou bénévole pour être nommé au grade de chevalier, il en faut cinq ans de plus pour être promu au grade supérieur. Depuis 2001, les artistes nommés totalisent en moyenne quarante-cinq ans de métier, et sont âgés entre 65 et 70 ans.
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Les artistes et la Légion d’honneur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°461 du 8 juillet 2016, avec le titre suivant : Les artistes et la Légion d’honneur