PARIS
L’art pauvre n’est pas l’apanage de l’Arte povera, apparu dans les années 1960 en réaction au pop art et à l’art minimal américains. Si les Italiens l’ont établi à l’ordre d’un concept esthétique, de nombreux artistes ont exploité la richesse des matériaux pauvres. Une exposition à Beaubourg le rappelle, avec de trop nombreux oublis…
Mario Merz
Igloo di Giap, 1968. Au Centre Pompidou. Œuvre culte de l’histoire de l’Arte povera, l’Igloo di Giap l’est tant par l’emploi que fait Mario Merz de matériaux triviaux – cage de fer, sacs en plastique remplis d’argile, néon, batteries, accumulateurs – que par son extrême simplification formelle. Si la figure de l’hémisphère renvoie à la notion d’abri, voire de campement nomade, la sentence en néon qu’il y inscrit en surface – « Se il nemico si concentra perde terreno, se si disperde perde forza » (Si l’ennemi se concentre, il perd du terrain ; s’il se disperse, il perd de la force) – appartient au général vietnamien Giap, vainqueur des Américains. Emblématique des préoccupations de l’artiste au regard de la question du flux vital, elle charge son œuvre d’une dimension politique à valeur symbolique. Merz réalisera au fil du temps toute une quantité d’igloos utilisant chaque fois des matériaux pauvres comme des plaques de verre cassé, des pierres, du plomb, de la cire, etc. Il n’y a rien de misérabiliste dans cette « pauvreté », mais bien plus quelque chose qui touche au rudimentaire, sinon à l’élémentaire, et qui confère à l’œuvre une qualité universelle.
Alighiero Boetti
Manifesto, 1967. Au Centre Pompidou. Tirée à huit cents exemplaires, Manifesto est une banale impression typographique en quatre couleurs, réalisée par l’artiste à la fin de l’année 1967, sur laquelle figurent les noms de seize artistes italiens, dont le sien. Tout juste contemporaine du moment où le critique d’art Germano Celant invente le concept d’Arte povera, qui réunit une grande partie des noms cités par Boetti, Manifesto tient son titre de cette communauté d’intérêt que le critique résume par l’expression « à nature brute, sentir primitif ». Où l’œuvre de Boetti se joue d’énigme, c’est qu’à la droite de chaque nom, l’artiste figure une combinaison de huit signes censée éclairer les relations entre les différents membres nommés, mais dont la signification est indéchiffrable. Le code qui en a été déposé sous enveloppe chez un notaire n’a jamais été à ce jour révélé. Si la plupart des exemplaires de cette affiche ont été envoyés par la poste aux artistes et à des amis, une cinquantaine, numérotée, a été exposée à la Galerie Toselli de Milan, en 1970, occasion pour l’artiste de faire une pantomime destinée à livrer les clés du code. Mais rien n’y a fait et le mystère perdure.
Riccardo Dalisi
Tecnica povera, Sedia in cartapesta, 1973. Au Centre Pompidou. Faite de papier mâché, de colle et de bois, cette chaise signée Riccardo Dalisi est caractéristique d’un mouvement critique dit « anti-design » qui a émergé en Italie à la fin des années 1960. Si le pays qui a donné naissance à l’Arte povera est aussi celui du design contemporain, rien d’étonnant qu’en ce domaine se soit développé un mouvement qui procède d’une forme d’artisanat pauvre (tecnica povera), fondé sur le principe de la récupération, voire du recyclage d’éléments périmés. Il en est ainsi de cette chaise de Dalisi constituée à partir de toutes sortes de papiers publicitaires et dont les qualités matérielles ne sont pas sans rappeler l’univers populaire du carnaval et des figures bricolées. En ce début des années 1970, la démarche de l’Italien est à mettre au compte d’une prise de conscience des débords de la société de consommation et de la tentative d’en redistribuer les productions qui ne servent plus à rien. De l’art du recyclage, en quelque sorte, avant la lettre, versant création artistique, tout en remettant en cause les canons d’un design progressiste et consumériste.
Tadashi Kawamata
Under the Water, 2011. Au Centre Pompidou-Metz. Réactivée à l’occasion de l’exposition « Sublime. Les tremblements du monde », au Centre Pompidou-Metz, l’œuvre de l’artiste japonais Tadashi Kawamata, Under the Water, qu’il avait réalisée en 2011 dans sa galerie parisienne, est tout entière faite de matériaux de récupération. Débris de meubles et de structures en bois y occultent le plafond de l’une des galeries du musée sur le mode d’une sorte d’immense vague non point déferlante mais statique et mortuaire, en écho mémorable au terrible tsunami qui a dévasté la côte du Pacifique. Pour réaliser cette œuvre aux allures d’une inquiétante pergola, l’artiste souhaitant associer les habitants du cru a fait mettre à leur disposition tout un lot de bennes destinées à recueillir leur mobilier hors d’usage. En installant son œuvre au plafond, Tadashi Kawamata use de la métaphore d’un total bouleversement de l’ordre naturel et fait que la surface de l’eau devient un ciel. Coutumier de ce genre d’installation, l’artiste est toujours à l’affût de matériaux communs, pour l’essentiel en bois, veillant à leur recyclage après le démontage de son œuvre.
Pablo Picasso
Tête de taureau, 1942. Musée Picasso. En collant un morceau de toile cirée dans sa fameuse Nature morte à la chaise cannée, en 1912, alors qu’il cherche à réintroduire le réel dans son travail, Pablo Picasso est sans doute le premier à avoir utilisé à la réalisation d’une œuvre d’art un matériau aussi pauvre que celui-ci. En ce début des années 1910, l’invention qu’il partage avec Georges Braque du collage et du papier collé allait ouvrir de nouveaux possibles dans le champ des arts plastiques et, toute sa vie, Picasso ne s’en est jamais privé. À preuve cette étonnante sculpture, faite du simple assemblage d’une selle et d’un guidon de bicyclette, qui compte parmi tant et tant de pièces faites de bric et de broc au catalogue raisonné des sculptures de l’artiste. « En un éclair, ils se sont associés dans mon esprit », déclara alors Picasso réalisant là une œuvre d’autant plus pertinente qu’elle renvoyait à la longue tradition du thème tauromachique auquel il s’est notamment consacré dans les années 1930 à la suite de ses pairs, Goya en tête. La force d’expression de cette sculpture tient à la radicalité de son concept et à l’élémentarité des éléments qui la constituent.
Eva Jospin
Panorama, 2016. Louvre, Cour carrée. Le carton est le matériau de prédilection d’Eva Jospin. Si elle n’est pas la première à l’utiliser, elle en fait le médium exclusif de son travail, l’employant à la réalisation d’installations dont le motif récurrent est la forêt. Quelle que soit la dimension des « paysages » qu’elle constitue, son œuvre procède bien plus du décor de théâtre que de la sculpture. Qu’elle soit « totalement mentale », comme elle l’affirme, elle ne s’apparente pas moins à une forme d’art spectaculaire, et son Panorama, implanté au beau milieu de la Cour carrée du Louvre, en fait la démonstration. La sorte de petit théâtre qu’elle y a imaginé et qui recèle une forêt intérieure joue de l’effet convenu du dehors et du dedans par l’utilisation d’un autre matériau trivial – le miroir – sur les parois extérieures du bâti. Le visiteur est donc invité à faire l’une des expériences perceptives jadis chère à l’art minimal, à savoir celle du passage d’un registre à l’autre. Ici, du minéral – la pierre de l’architecture palatiale reflétée et fragmentée dans les miroirs –, au pseudo-végétal – la forêt de carton créée par l’artiste – et vice versa.
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Les 6 clés de l'art pauvre
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Abonnez-vous dès 1 €« Un art pauvre »
Du 8 juin au 29 août 2016.
Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, Paris-4e.
Du mercredi au lundi de 11 h à 21 h, fermé le mardi. Tarifs : 14 et 11 €.
Commissaire : Frédéric Paul.
www.centrepompidou.fr
« Picasso.Sculptures »
Du 8 mars au 28 août 2016.
Musée Picasso Paris, 5, rue de Thorigny, Paris-3e. Du mardi au dimanche de 11 h 30 à 18 h, ouverture dès 9 h 30 le week-end, fermé le lundi. Tarifs : 12,50 et 11 €.
Commissaires : Virginie Perdrisot, Cécile Godefroy.
www.museepicassoparis.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°691 du 1 juin 2016, avec le titre suivant : Les 6 clés de l'art pauvre