Comment sont représentées la noirceur de l’âme et la divagation à travers les siècles, de l’Antiquité à nos jours ? Jean Clair propose une réponse au Grand Palais
L'exposition « Mélancolie » présentée au Grand Palais, à Paris, dresse un portrait de cette humeur universelle à travers les âges, et des fluctuations de sa définition et de sa perception. Une manière d’observer quelle part de bienveillance ou de méfiance la société accorde aux états de l’âme.
Le visiteur ne ressort pas guilleret de l’exposition. On entend même Jean Clair glisser ironiquement à une connaissance qu’« il y a du Prozac à la sortie » ! C’est que le parcours est dense et touffu, et le sujet à la fois aride et fascinant : considérer non seulement les représentations de la bile noire à travers les âges – de l’Antiquité classique à la fin du XXe siècle –, mais surtout les façons dont la douleur de l’âme fut envisagée et relatée d’un point de vue social et bien souvent pathologique.
Tristesse, douleur, apathie, accablement, solitude, interrogation, prostration, repli introspectif et songeur sont au cœur de la majorité des représentations, avec cette posture tutélaire qu’est la tête inclinée, au poids plus ou moins lourd, posée sur une main, soutenue par le corps. Une posture qui marque sa prééminence dès l’entrée de l’exposition avec un Ajax en bronze d’époque augustéenne, provenant d’Asie Mineure. Cette figure, on ne la quittera plus, mais, plus que sa répétition incessante, elle relève de considérations diverses en fonction de la période à laquelle elle est traitée. Ainsi peuvent être abordées sous plusieurs angles des œuvres aussi différentes, et pourtant aux accents très semblables, que sont la Madeleine à la veilleuse, de La Tour (vers 1640-1645), une Tentation de saint Antoine attribuée à Jérôme Bosch (après 1490), le Portrait du docteur Paul Gachet, de Van Gogh (1890) ou les Jeux terribles, de Giorgio de Chirico (1925-1926).
Bile noire
C’est partout un sentiment d’âme en perdition qui anime ou ferme les visages. Sentiment qui n’est pas un dans sa signification, puisque chaque époque y voit des manifestations de divers ordres et le considère avec plus ou moins de bienveillance. Si au Moyen Âge la doctrine des humeurs – à la faveur de liens nouvellement établis entre l’astrologie et les comportements – valorise assez la bile noire que l’Antiquité reconnaissait dangereuse, la Renaissance s’en méfie beaucoup plus. C’est ce que semble suggérer un merveilleux Double portrait attribué à Giorgione (vers 1502), qui fait cohabiter un jeune homme à la présence assurée et un autre très absent, presque perdu dans un contraste délicat entre l’ombre et une lumière chaude et diffuse si chère aux Vénitiens. La Renaissance revient aussi sur l’influence jugée néfaste de Saturne, qui donne lieu à nombre de travaux. Certains, saisissants, tel Le Loup-garou de Lucas Cranach l’Ancien (gravure de 1501-1515), commencent à tisser des liens entre mélancolie, médecine et folie. À ce propos, au XVIIe siècle, d’impressionnants dessins de Charles Le Brun relèvent les analogies physiques entre l’homme et le loup ou le renard (Trois têtes d’homme ressemblant au loup/en relation avec le renard, n. d.).
Le romantisme dix-neuviémiste livre, avec Delacroix (Portrait de l’artiste en Hamlet, vers 1821) ou Corot (La Mélancolie, vers 1860), quelques chefs-d’œuvre où la noirceur de l’âme et la divagation se radicalisent. Celles-ci se perdent parfois dans le paysage (Caspar David Friedrich, Le Moine au bord de la mer, 1808-1810 ; Johann Peter Hasenclever, La Sentimentale, 1846), comme en écho au « Soleil noir de la Mélancolie » que Gérard de Nerval trouva dans la gravure Melencolia I de Dürer (1514). Puis, c’est la dérive médicale de la mélancolie qui occupe les esprits. Ainsi, une belle salle rassemble diverses formes de folie, avec des dessins d’Artaud (Autoportrait, 1947), un monomane de Géricault (Le Cleptomane, 1821-1824) ou des planches photographiques issues de L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, de Darwin (1877).
Après ce marathon visuel (284 numéros), et si l’on veut bien, comme Jean Clair, considérer que « l’exposition est réussie si elle n’est pas une illustration de la mélancolie mais si elle montre que la mélancolie produit des chefs-d’œuvre et pas que des images », le visiteur éprouvera peut-être quelque difficulté à discerner en tout endroit la pertinence de cette distinction.
Jusqu’au 16 janvier 2006, Galeries nationales du Grand Palais, 3, av. du Général-Eisenhower (entrée Clemenceau), 75008 Paris, tél. 01 41 13 17 30, www.rmn.fr, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi jusqu’à 22h, fermé le 25 décembre. Catalogue, coéd. RMN/Gallimard, 504 p., 380 ill., 59 euros, ISBN 2-07-0111831-2. - Commissaire : Jean Clair - Nombre d’artistes : environ 200 - Nombre d’œuvres : 284 - Superficie : 1 700 m2 - Scénographie : Hubert Le Gall
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Le Soleil noir de la Mélancolie
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Abonnez-vous dès 1 €Voici quelques-uns des ouvrages parus à l’occasion de l’exposition du Grand Palais : - Patrick Dandrey (sous la direction de), Anthologie de l’humeur noire. Écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à l’Encyclopédie, éd. Gallimard, 2005, 800 p., 39 euros, ISBN 2-07-077547-X. - Robert Burton, Anatomie de la Mélancolie, éd. Gallimard (coll. « Folio classique »), Paris, 2005, 464 p., 5,30 euros, ISBN 2-07-041645-3. - Christine Buci-Glucksmann, Au-delà de la mélancolie, éd. Galilée, 2005, 158 p., 26 euros, ISBN 2-7186-0685-1. - Hélène Prigent, Mélancolie. Les métamorphoses de la dépression, coéd. Gallimard (« Découverte »)/RMN, 2005, 160 p., 13,50 euros, ISBN 2-07-030599-6. - Maxime Préaud, Mélancolies. Livre d’images, éd. Klincksieck (« Génie de la mélancolie »), 2005, 224 p., 33 euros, ISBN 2-87711-171-7.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°223 du 21 octobre 2005, avec le titre suivant : Le Soleil noir de la Mélancolie