THÉORIE DE L’ART

Le médial en partage

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 11 avril 2018 - 877 mots

Le professeur zurichois de théorie des médias Dieter Mersch s’est attelé à une histoire philosophique des notions de « médium » et « média », contribuant à éclairer les pratiques artistiques actuelles.

L’interrogation sur le médium est la clef de voûte de la modernité en art. La réflexivité moderne a conduit à la perte de la spécificité de la part matérielle de l’œuvre, à une mise à l’épreuve des supports, à leur multiplication et croisement. Dans son ouvrage Art et technique aux XIXe et XXe siècles, paru en 1956, Pierre Francastel conclut par la certitude que « l’art actuel [trouve son devenir dans] une rencontre de toutes les techniques ». Dès lors, la définition matérielle du médium n’est plus suffisante, et le terme lui-même est trop confus. D’autant plus que l’ère de la communication a imposé dans le langage commun le mot de « média » (parallèlement à celui de « mass media »), devenu un mot fourre-tout, en français, de médiums et autres médias.

L’œuvre d’art, sa nature de médiation

La pensée allemande, au croisement de l’esthétique philosophique et de la réflexion théorique sur la technique, a fertilisé depuis l’après-guerre un champ et ces notions de « médium » ou « média » ont été redéfinies, aidant à la lecture et à la compréhension des pratiques contemporaines. La « transmédialité » s’y est désormais tranquillement installée. Dans Théorie des médias, une introduction, Dieter Mersch, philosophe et professeur de théorie des médias à l’Université des arts de Zurich, déploie avec une attention didactique revendiquée une histoire précieuse de ces notions et du vocabulaire qui leur est attaché. Il appartient à cette « medientheorie » allemande, reconnue dans le monde anglo-saxon mais à laquelle la France ne s’intéresse qu’avec retard.

Dans les quelque 300 pages du livre, exigeantes et claires, l’auteur mène une approche historique, qui de Platon à Nietzsche explore les questionnements associés portant sur le langage et l’écriture. « Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est donc pas uniquement l’incidence des médias technologiques – au sens des médias de transmission et de reproduction comme le télégraphe, le téléphone, le phonographe ou encore le film ou la radio – qui a déclenché des réflexions systématiques sur le concept de médium : en amont, celles-ci s’annoncent déjà avec ces réflexions sur le langage et la communication comme médias cardinaux de l’appropriation du monde. » (p. 58).

La perspective longue permet de comprendre comment la qualité fondamentalement médiale de l’œuvre d’art est sa nature de médiation avec une altérité (de forme, d’idée), sa nature d’intercesseur, comme il en va pour les médiums, avec ou sans boule de cristal. Elle permet aussi de saisir combien les théoriciens du romantisme allemand – ceux-là même qui ont dessiné les premiers contours de l’idée moderne en art dont nous héritons – ont largement contribué à définir les notions centrales, mais aussi à imprimer une dimension métaphysique souterraine au « médial », selon le mot-clef du livre qui définit le principe commun tant au médium, comme support matériel des œuvres, qu’aux médias – soit l’ensemble des outils de communication et de culture de masse.

Anthropologie des médias

L’auteur traverse les grandes réflexions attachées à la question des médiums, celles de Walter Benjamin et de Bertolt Brecht, du philosophe Theodor W. Adorno ou du théoricien Günther Anders dans la réflexion critique sur les technologies. Il s’arrête aussi sur l’école canadienne avec Marshall McLuhan dans les années 1960, qui ouvre le champ de l’anthropologie des médias. Avec ce dernier, « les médias deviennent la condition de possibilité de tout sens, de toute perception, de toute communication et de tout vivre ensemble » (p. 119). Vilém Flusser, Jean Baudrillard, Paul Virilio et leurs points de vue engagés et souvent inquiets devant la réalité cybernétique sont repris. Ou encore ceux d’un Friedrich Kittler, théoricien allemand dont paraît, dans cette même collection, un autre livre de référence publié pour la première fois il y a trente ans ; sous le titre Gramophone, Film, Typewriter (Gramophone, film, machine à écrire), il étudie les bouleversements produits par l’usage de ces trois systèmes techniques au tournant du XXe siècle.

Dieter Mersch relit aussi les écrits de l’anthropologue français André Leroi-Gourhan dans les années 1960 ou le philosophe de la technique Bernard Stiegler dans les années 2000, qui l’un et l’autre « considèrent que la technique avec toute son artefactualité constitue le fondement de toute production culturelle » (p. 232). L’ouvrage revient dans sa dernière partie sur « La médialité et la pratique artistique », qui relève l’importance des arts pour notre condition technique : « Tandis que les arts fissurent le médium, le retournent contre lui-même, le confondent dans ses contradictions en vue de démasquer les dispositifs médiaux ainsi que les structures de la narration et de la visualisation, les procédés relevant de l’industrie culturelle de l’illusion ne font que les utiliser et les reconduire dans une optique de capture » (p. 270). Ainsi Dieter Mersch conclut-il que les « pratiques sensibles concrètes dont les arts ont le secret » ont une place importante dans la « théorie négative des médias » qu’il contribue à « vitaliser ».

Dieter Mersch, Théorie des médias. Une introduction,
traduit de l’allemand par Stéphanie Baumann, Philipe Farah et Emmanuel Alloa, 2018 (1re éd. 2016), Les Presses du réel, Dijon, coll. « Médias/Théories », 280 p., 26 €.
Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter,
traduit de l’allemand par Frédérique Vargoz, 2018 (1re éd. 1986), Les Presses du réel, coll. « Médias/Théories », 480 p., 32 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°499 du 13 avril 2018, avec le titre suivant : Le médial en partage

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