Une nouvelle monographie, intelligente et sensible, au style impeccable, rend toute sa place à Théodore Chassériau, grand oublié du XIXe siècle, avant la rétrospective annoncée en 2002 au Grand Palais.
Théodore Chassériau (1819-1856) semblait n’avoir peint que pour fournir une idéale fin de chapitre aux manuels d’histoire de l’art. Figure romantique, beau ténébreux né à Saint-Domingue, brisé en pleine gloire, souffrant d’une « déchirure intérieure » qui aurait marqué son œuvre autant que sa vie, il aurait échoué, mais avec quel talent, dans l’impossible exercice de synthèse entre Ingres, dont il avait été le meilleur élève, et Delacroix qu’il admirait plus que tous les autres. Que dire de plus ? Christine Peltre, dès les premières pages d’un livre neuf et brillant, fait voler en éclats ces clichés qui empêchent de comprendre l’auteur de la Toilette d’Esther et du Tepidarium. D’abord, parce que ses deux tableaux les plus connus ne résument pas Chassériau (même si l’on ajoute les Deux sœurs et le portrait de Lacordaire). Christine Peltre s’attache à de nombreux tableaux très peu vus (deux sublimes portraits du Musée des beaux-arts d’Alger ou le Christ au jardin des Oliviers de l’église Sainte-Marie de Souillac), elle puise des raretés dans le fonds de dessins fondamental conservé au Louvre et dans l’ensemble des estampes, rarement reproduites, trop mal jugées depuis Baudelaire et Thoré qui les assassinèrent. Elle publie des fragments de lettres inédites : au terme d’un extraordinaire travail d’exhumation, elle rend toute son ampleur à un artiste que la postérité voulait réduire à deux chefs-d’œuvre et à une certaine difficulté d’être.
La nouveauté de ce livre ne réside pas dans de spectaculaires réattributions, qui mettraient en émoi marchands et collectionneurs. Elle tient tout entière dans une intelligence intime d’œuvres très complexes, enfin bien comprises dans leur époque, dans le milieu intellectuel et artistique qui était celui du peintre. Christine Peltre replace Chassériau parmi ses amis, ses maîtresses, mais aussi parmi ces proches, plus intimes peut-être, qu’étaient, pour ce lecteur avide et solitaire, Othello, Desdémone, Macbeth, Esther… Classer Chassériau parmi les « peintres littéraires », catégorie vague et commode, ne sert à rien : encore fallait-il lire les textes de près, montrer ce que l’artiste en avait compris, restituer sa sensibilité. Dans sa conclusion, Christine Peltre renverse la perspective traditionnelle : Chassériau ne vient pas donner une conclusion tragique à la rivalité stérilisante de ses deux maîtres, il invente au contraire : « Dans cette trajectoire périlleuse qui ouvre sur l’avenir plutôt qu’elle ne clôt une période, l’artiste apparaît comme le guetteur inquiet des modernités. »
Depuis le catalogue raisonné de l’artiste publié en 1974 par Marc Sandoz, aucune étude synthétique n’était parue sur Chassériau. En attendant les éventuelles révélations de l’exposition qui s’ouvrira en février au Grand Palais, l’ouvrage de Christine Peltre, qui s’inscrit dans une continuité commencée avec L’Atelier du voyage (Le Promeneur, 1995) et Les Orientalistes (Hazan, 1997), marque une date dans la compréhension d’un XIXe siècle – hanté par l’Orient, les femmes et les livres – que l’on croyait, à tort, bien connaître.
Christine Peltre, Théodore Chassériau, éd. Gallimard, 2001, 255 p., 250 ill., 399 F (60, 83 €) jusqu’au 31 décembre 2001, 75 € ensuite.
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Le guetteur inquiet des modernités
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°138 du 7 décembre 2001, avec le titre suivant : Le guetteur inquiet des modernités