On l’a dit fou, « extravagant », maudit… Aujourd’hui encore, on continue de tenter de cerner ce peintre singulier, et de faire la part entre la légende et la réalité.
Qui est ce peintre étrange, aux formes serpentines et aux couleurs si dissonantes ? Jusqu’au début du XXe siècle, on ne sait que peu de choses de sa vie. Mais on connaît ses œuvres, en particulier l’étrange retable de Dona Maria de Aragón, à Madrid, où Domenikos Theotokópoulos, appelé Le Greco, met en scène une vie du Christ à la limite de l’hallucination, extrêmement dynamique et peuplée d’êtres aux accents surnaturels. On cherche alors dans sa vie des explications au caractère détonant de son œuvre. C’est ainsi, au prix d’interprétations et de distorsions, que se forge peu à peu autour du Greco une légende de peintre fou et maudit.
Ce mythe s’enracinera, un siècle après sa mort, dans les écrits du théoricien de l’art Antonio Palomino, Vasari espagnol du XVIIIe siècle, qui relève son « extravagance ». « Qui pourrait croire que Le Greco retouchait maintes et maintes fois ses peintures justement pour séparer et désunir les couleurs, et qu’il en faisait d’horribles ébauches », écrit ce dernier. Voici son œuvre au purgatoire, jusqu’à ce que les romantiques, avec qui émerge l’idée de l’artiste maudit, génial et en marge de ses contemporains, le redécouvrent après les guerres napoléoniennes. Sa singularité les frappe. En 1835, Théophile Gautier est interpellé par ce peintre « extravagant et singulier » aux formes « aiguës et strapassées », qui « jette çà et là des coups de brosse d’une pétulance et d’une brutalité incroyables, des lueurs minces et acérées qui traversent les ombres comme des lames de sabre ». Les romantiques, fascinés, voient en lui leur précurseur, exprimant bien avant eux sur la toile la vie et le mouvement impétueux qu’ils cherchent à rendre dans les leurs : « Les bons ouvrages de sa seconde manière ressemblent beaucoup aux tableaux romantiques d’Eugène Delacroix », va jusqu’à observer le poète.
De la fierté et du mépris
Peu à peu, face au sentiment étrange que produisent ses figures sur le spectateur, l’idée de sa folie se répand. « Il existe, de fait, une véritable dichotomie entre ses portraits, réalistes, et le caractère surnaturel de ses tableaux religieux », explique Fernando Marias, auteur de Greco, biographie d’un peintre extravagant aux éditions Cohen et Cohen [lire L’Œil n° 665], ouvrage de référence qui dépouille la vie du peintre des légendes qui l’ont entourée. Il n’en faut pas plus pour suspecter cet artiste à la carrière fluctuante de schizophrénie. De plus, ce peintre d’origine crétoise – qui passe par Venise et Rome avant de finir sa vie à Tolède – semble avoir eu des difficultés à s’intégrer durablement dans ses villes d’adoption, ce qui permet de faire de lui un artiste en marge de la société de son époque. Ainsi, à Rome, le cardinal Farnèse, après lui avoir accordé sa protection, l’a chassé de son palais, sans qu’on en connaisse les raisons. Et à Tolède, cet artiste étranger, qui parlait mal espagnol, n’était lié ni à la paroisse ni à aucune confrérie, et il ne s’est pas marié, bien qu’il ait eu un fils… « De plus, il ne mentionne pas dans ses écrits les autres peintres de la ville », souligne Fernando Marias.
Enfin, sa peinture, si elle était souvent admirée, suscitait aussi parfois l’aversion de ses contemporains. Ainsi, son Martyre de saint Maurice, commandé par le roi d’Espagne Philippe II, fut refusé – avant d’être finalement accroché dans un endroit moins en vue de l’Escurial. Cependant, la réalité historique contredit aujourd’hui l’image d’un homme fou ou même d’un artiste préromantique qui jette sur la toile des « coups de brosse » impétueux. Il tient parfaitement ses comptes, et insiste dans ses écrits sur l’importance du dessin. Quant au rejet dont il a pu être l’objet de la part de ses contemporains, s’il est dû à l’« extravagance » de sa peinture, il s’explique aussi par l’intransigeance de l’homme. « Sans doute était-il assez fier et méprisant… C’est du moins ce qu’on peut conclure des annotations en marge de ses livres, d’une insolence sans bornes… Ce fut peut-être d’ailleurs l’une des raisons de son expulsion par le cardinal Farnèse », avance Fernando Marias. Il faudra attendre le XXe siècle et la découverte de documents annotés de sa main pour que s’amorce une révision historique de la vie de ce génie du Siècle d’or. Elle se poursuit encore aujourd’hui, alors qu’on célèbre le 400e anniversaire de sa mort.
« Le Grec de Toledo »
du 14 mars au 14 juin. Commissaire : Fernando MarÁas.
Et « Le Greco : art et artisanat »,
du 8 septembre au 9 décembre. Commissaire : Leticia Ruiz. Musée de Santa Cruz, Tolède (Espagne). Ouvert du lundi au samedi de 9 h à 19 h et le dimanche de 10 h à 14 h Tarif : 10 €.
www.elgreco2014.com
« Le Greco et la peinture moderne »,
du 24 juin au 5 octobre. Musée du Prado, Madrid (Espagne). Ouvert du lundi au samedi de 10 h à 20 h Fermeture le dimanche à 19 h Tarifs : 14 et 7 €. Commissaire : Javier Barón. www.elgreco2014.com
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Le Greco, maudite légende !
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°666 du 1 mars 2014, avec le titre suivant : Le Greco, maudite légende !