Né dans les années 1990, le bioart soulève de nombreuses questions éthiques. Parfois soupçonné de collusion avec les industries biotech, il met en débat les usages contemporains des biotechnologies, et pourrait même participer d’une reconfiguration des frontières entre espèces.
C’est un champ très expérimental de l’art contemporain, dont les enjeux éthiques sont décisifs : le bioart, autrement appelé art biotech ou art transgénique, agence le vivant et le transforme au gré de manipulations génétiques, de cultures cellulaires, d’hybridations inédites entre humain, animal, végétal ou machines. Épousant l’évolution rapide des biotechnologies, il naît dans les laboratoires plutôt que dans l’atelier, et sollicite généralement la contribution de chercheurs et de scientifiques. Dans Bioart et éthique, qui vient de paraître aux Presses du réel, un aréopage d’artistes en propose cette définition, sous la forme d’un manifeste : « Le bioart est un art qui crée ou modifie littéralement de nouveaux organismes biologiques, en manipulant des éléments constitutifs de la vie biologique, tels que l’ADN, les protéines et les cellules. Par la manipulation des processus biologiques, le bioart intervient directement dans le champ du vivant. » Plus loin, le manifeste précise : « Sans une intervention biologique directe, un art fait seulement d’acrylique, de papier, de pixels, de plastique, de métal ou de n’importe quel autre matériau non vivant n’est pas du bioart. » On pourrait ajouter que le lévrier de Pierre Huygue et les cochons de Wim Delvoye, pour vivants qu’ils soient, n’en sont pas non plus : ils n’impliquent aucune « manipulation des processus biologiques » et se bornent à des modifications superficielles.
Pas besoin pour autant d’aller fouiller les marges de l’art contemporain pour en trouver des exemples. Le bioart compte quelques œuvres célèbres, de par les débats qu’elles ont suscités. Il y a bien sûr Alba, la lapine fluorescente dont Eduardo Kac tenta en 2000 de faire un « sujet » d’exposition au Grenier à sel à Avignon. Ou Que le cheval vive en moi ! performance au cours de laquelle Marion Laval-Jeantet, cofondatrice avec Benoît Mangin du collectif Art Orienté objet, se fit transfuser du sang de cheval. Ou encore The Ear on Arm (l’oreille sur le bras) de Stelarc, soit la greffe d’une oreille sur le bras de l’artiste. Récemment, l’exposition « La fabrique du vivant », troisième volet du cycle prospectif Mutations/Créations au Centre Georges Pompidou, présentait aussi un « reliquaire » d’Amy Karle, dans lequel des cellules-souches venaient s’ensemencer sur une structure en forme de main. On y découvrait également un « Ecoumène » de Lia Giraud mobilisant « l’algaégraphie », un procédé fondé sur la production d’images « vivantes » grâce à une culture d’algues fixée à un milieu chimique.
Théorisé dès la fin des années 1990 par Eduardo Kac, le bioart fait l’objet d’une réception ambivalente, entre fascination et rejet. Pour une opinion publique largement réfractaire aux OGM et aux manipulations génétiques, en Europe en tout cas, il est l’objet d’un soupçon tenace : il serait un cheval de Troie de l’industrie et du « transhumanisme », dont il viendrait légitimer les menées, quand bien même il leur opposerait un vernis critique. Hypothèse d’autant plus tentante qu’il s’exerce souvent au gré de collaborations avec des laboratoires, et se tient de ce fait sur une frontière poreuse entre art et communication.
Selon l’artiste anglaise Anna Dumitriu, cette défiance hérite d’un mythe religieux, qui court du Golem à Frankenstein. Or, cet héritage occulte plus qu’il n’éclaire les enjeux éthiques soulevés par les biotechnologies : « Nous en sommes à leurs balbutiements, et certains en concluent que nous devrions tout arrêter faute de recul, explique-t-elle. Je pense que c’est une erreur. Nous avons besoin d’un débat rationnel sur ces questions. » Ce débat, l’artiste le met d’abord en jeu dans son travail. Dans sa dernière œuvre, Make do and mend (traduire par « raccommoder »), elle mobilise ainsi la technique émergente d’édition du génome CRISPR/Cas9. Pour souligner l’incertitude qui pèse sur ses applications, elle recourt comme à son habitude à l’histoire – en l’occurrence, celle de l’Angleterre pendant la Seconde Guerre mondiale, qui vit coïncider les premiers usages de la pénicilline avec la campagne de rationnement de vêtements menée par le gouvernement. « Alors que les robes étaient marquées du sigle CC41 (pour « controlled commodity », produit contrôlé), la pénicilline n’était pas encadrée, explique-t-elle. Elle aurait pourtant dû l’être : avec le recul, on a vu que sa diffusion entraînait une résistance antibiotique. Les mêmes questions se posent à propos de CRISPR/Cas9. » La volonté de mettre en débat les enjeux éthiques du bioart a aussi conduit Anna Dumitriu à lancer « Trust me, I’m an artist » (Faites-moi confiance, je suis un artiste) en 2011, avec l’éthicien Bobbie Farsides. Cette série d’ateliers aux allures de performances convient des artistes à venir présenter un projet, pour le soumettre à un comité d’éthique. Les séances sont publiques et donnent lieu à des délibérations à l’issue desquelles le projet est jugé recevable ou non.
En 2012, Marion Laval-Jeantet y présente Que le panda vive en moi ! projet d’auto-expérimentation fondé sur la transfusion de sang de panda. Face à l’artiste, un comité d’éthique pluridisciplinaire se prononce à l’unanimité contre le projet, certaines pour le risque sanitaire qu’il présente, d’autres parce qu’il ouvrirait la voie au transhumanisme, d’autres encore pour son illégitimité artistique. Présente ce jour-là, la juriste Jocelyne Granger souligne quant à elle son atteinte aux lois de bioéthique : « Le projet contrevenait au principe d’indisponibilité du corps humain, explique-t-elle. Il posait la question de l’intégrité de la personne, à laquelle l’inoculation du sang de panda constitue une atteinte. »
L’argument est révélateur des contraintes auxquelles s’affronte ce type de projet. « Pour les artistes de bioart, la question de l’éthique est bien souvent délicate, car elle se présente le plus souvent comme une question d’empêchement, alors qu’elle peut être le fond conceptuel même de l’œuvre », écrit Marion Laval-Jeantet dans Bioart et éthique. Ainsi, c’est faute d’avoir pu obtenir du sang de panda que l’artiste s’est finalement tournée vers un animal plus accessible : le cheval. De même, GFP Bunny, deuxième œuvre transgénique d’Eduardo Kac, a toutes les allures d’une tentative avortée : créée dans un laboratoire à des fins de recherche, Alba n’est nullement l’œuvre de l’artiste, qui proposa seulement de la faire passer du statut d’« objet » au rang de « sujet » en l’exposant à Avignon, puis en l’hébergeant chez lui à Chicago. Face à l’opposition de Louis-Marie Houdebine, directeur de recherche à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), il ne fit ni l’un, ni l’autre, et dut se contenter d’une simple photographie de la lapine dans ses bras (*).
Ces entraves à la liberté de l’artiste reçoivent une justification sanitaire et sécuritaire. Tout comme les technologies qu’il mobilise, le bioart ne va pas sans risques. Quand Adam Zaretzky lâche dans le golfe du Mexique des GloFish, une marque de poissons génétiquement modifiés aptes à la reproduction, et réitère l’expérience avec des plants de moutarde OGM, il ouvre la possibilité d’une modification des écosystèmes, aux conséquences imprévisibles. Quand Marion-Laval Jeantet s’injecte du sang de cheval, c’est sa propre santé qu’elle met en danger. D’autres ont eu à subir des démêlés judiciaires. En 2004, en pleine paranoïa post-11 septembre, Steve Kurtz, fondateur du collectif artistique Critical art ensemble, fut arrêté par le FBI sur un soupçon de bioterrorisme, après la mort de son épouse dans la maison où il avait installé son laboratoire. Bien qu’il ait été finalement acquitté, ses déboires ont eu un effet durable sur la communauté des bioartistes, en jetant le soupçon sur leurs intentions.
Dans un article publié sur le site Internet somatosphere.com, l’anthropologue américain Eben Kirksey pointe pourtant que le danger n’est pas forcément là où l’on croit : « Dans la mesure où il est relativement difficile de concevoir des organismes réellement capables de se développer dans la nature,écrit-il, les risques en matière de biosécurité sont moins susceptibles de venir des hackers sans le sou que de grandes entreprises commerciales. » L’affaire Steve Curtz l’illustre d’ailleurs avec ironie : juste avant son arrestation, le Critical art ensemble avait conduit le projet « Free range grain », qui visait précisément à alerter l’opinion publique sur la diffusion massive des OGM, y compris dans les pays où ils étaient interdits. Il adoptait en cela une visée commune à nombre de bioartistes : la volonté de mettre au jour ce qui se trame à bas bruit dans les laboratoires biotech.
Les transgressions – morales et parfois légales – des bioartistes dessinent alors un territoire de débats. En interrogeant les pratiques et protocoles scientifiques, elles soulèvent des questions décisives, à commencer par le sort et le statut des organismes génétiquement modifiés – animaux, végétaux et même cultures cellulaires « semi-vivantes ». Quand Adam Zaretzky relâche ses poissons, il plaide pour les droits des animaux mutants. « Si l’on adopte une vision “GloFisho-centrée”, explique-t-il avec provocation, ils ont le droit de vivre librement et hors du contrôle de la ferme, du magasin, de la maison de banlieue et de la cuvette des toilettes sacrificielle. Ce sont des poissons. Ce ne sont pas des automates, mais des sortes de personnes. Au même titre que vous et moi. » Certains artistes, dont Oron Catts, Ionat Zurr et Guy Ben-Ary du collectif SymbioticA, développent même à l’endroit des entités créées en laboratoire une esthétique du care, faite de rituels de nourrissage, mais aussi de mise à mort. « Les entités semi-vivantes incarnent notre hypocrisie envers le monde vivant et l’exploitation de systèmes vivants à des fins anthropocentriques »,écrivent-ils dans L’Art biotech’. De la même manière, Que le cheval vive en moi ! questionne à la fois la frontière entre humanité et animalité et le sort des animaux de laboratoire.
À ce titre, le bioart étend aux chimères biotechnologiques une mise en question plus générale de l’anthropocentrisme. « Les artistes biotech et le développement de leurs œuvres repositionnent l’humain dans l’ensemble du vivant comme une partie intégrée, et pas seulement comme partie prenante, écrit ainsi Manuela de Barros dans Bioart et éthique. Autrement dit, la hiérarchie classique du vivant qui met l’humain en haut de l’échelle, suivi des animaux puis des plantes, est non seulement “horizontalisée”, mais elle est également amplifiée par la prise en compte de formes du vivant habituellement négligées (…) C’est un véritable repositionnement qui prend en compte l’anthropocène qu’opèrent les artistes biotech. »
(*) Suite à la parution de cet article, l’auteure a été contactée par Eduardo Kac, qui souhaite apporter le correctif suivant. Selon lui, Alba est bien l’objet d’une commande passée par l’artiste à l’INRA : il s’agissait de créer en laboratoire, avec le concours de Louis Bec et Louis-Marie Houdebine, un lapin transgénique avec expression du GFP (Green fluorescent protein) dans toutes les cellules de l’animal. Cet institut développait déjà de tels lapins, mais avec un GFP localisé. Le projet initial d’Eduardo Kac, qui était de présenter Alba au Grenier à Sel (Avignon) et de l’accueillir chez lui, n’a pu aboutir suite à l’opposition de Paul Vial, alors directeur de l’INRA. Suite à cet événement, qu’il qualifie de censure, l’artiste a lancé une vaste campagne publique pour faire libérer l’animal.
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Le Bioart, une éthique de la transgression ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°526 du 21 juin 2019, avec le titre suivant : Le Bioart, une éthique de la transgression ?