PARIS
Ancienne conseillère culturelle de François Mitterrand et directrice de France Culture, la journaliste et écrivaine est l’invitée du Musée des beaux-arts de Rouen pour une carte blanche.
L’œil À l’occasion de la 3e édition du Temps des collections au Musée des beaux-arts de Rouen, vous proposez une sélection d’œuvres autour des femmes. Qu’est-ce qui vous a séduite dans cette invitation ?
Laure Adler C’est la liberté de la proposition du directeur, Sylvain Amic. J’ai regardé la vingtaine de catalogues répertoriant les œuvres du musée, un fonds très riche, en termes de disciplines, des eaux-fortes aux sculptures, comme de périodes, des classiques aux contemporains. J’ai eu accès aussi aux réserves extraordinaires. Je me suis ainsi promenée dans l’histoire de l’art, parmi des maîtres comme Ingres ou Delacroix, mais aussi des anonymes. Cela m’a beaucoup plu, et mon appétit étant insatiable, la sélection a été difficile : certaines pièces ont dû être accrochées au-delà de l’espace qui m’était dédié dans le musée. Cette expérience m’a d’ailleurs permis de découvrir les difficultés de l’accrochage : il peut y avoir une complicité intellectuelle entre deux tableaux, mais pas artistique.
Comment avez-vous choisi le thème : le désir et l’effroi ?
Je ne voulais pas proposer un parcours chronologique, mais plutôt un regard, celui des peintres sur les femmes. Fuyant les archétypes, j’ai opté pour une réflexion sur le désir féminin, oscillant entre tentation et effroi. Et je me suis autorisée des allers-retours dans le temps. C’est avec franchise et humilité que j’ai accepté cette collaboration. Je ne prétends pas être spécialiste, mais Sylvain Amic a bien voulu m’accompagner dans cette aventure.
Vous êtes née à Caen, peut-être avez-vous des attaches normandes : affectionnez-vous particulièrement le Musée des beaux-arts de Rouen ?
J’y suis probablement venue enfant, mais je ne garde pas de souvenir précis. Mais ce musée, qui paraît un peu kitsch, est impressionnant, c’est une ville dans la ville, avec ses 40 000 œuvres, et son directeur est une personne formidable.
Aviez-vous auparavant déjà été sollicitée par des musées ?
Oui, j’avais été conviée par Serge Lemoine, alors directeur du Musée d’Orsay, pour un parcours portant sur la représentation de la femme en tant qu’intellectuelle, actrice de sa propre vie. J’ai aussi publié plusieurs beaux livres avec l’Allemand Stefan Bollman, sur « Les femmes qui lisent sont dangereuses », « Les femmes qui écrivent sont dangereuses » et « Les femmes qui pensent sont dangereuses ». J’ai écrit les textes historiques, politiques, sur l’évolution du statut des femmes, lui a choisi les peintures et photographies illustrant la représentation que parallèlement les hommes se faisaient des femmes.
On vous connaît surtout comme journaliste, productrice, éditrice, écrivaine, mais quel est votre intérêt pour les arts plastiques ?
Je m’y suis toujours intéressée. Ma meilleure amie, Marie-Laure Bernadac, est conservatrice. Elle a longtemps travaillé au Musée Picasso et a été chargée par l’ancien président du Louvre Henri Loyrette de faire dialoguer œuvres patrimoniales et art contemporain. Elle m’entretient dans sa passion ! Grâce à elle, je connais beaucoup d’artistes et j’en reçois souvent dans mes émissions de radio. J’ai été aussi très liée à l’historien d’art Daniel Arasse, à qui j’avais fait appel quand j’étais directrice de France Culture. Et mon compagnon est un ancien peintre devenu poète. Il a tenu une galerie derrière la Bastille. Pendant des années, j’emmenais mes enfants en poussette le samedi et on faisait le tour des galeries.
Quels sont les artistes qui vous touchent particulièrement ?
J’ai la chance de connaître des artistes depuis des décennies et j’aime accompagner leur travail : Pierre Soulages, Pierre Alechinsky, Georg Baselitz, Geneviève Asse, Agnès Varda… Idem avec Sophie Calle, Annette Messager, Christian Boltanski, Carole Benzaken, des artistes majeurs. J’ai déjà invité à mes émissions Fabrice Hyber, Camille Henriot, Adel Abdessemed, Stéphane Couturier, tous très intéressants. Récemment, j’ai eu une révélation au Palais de Tokyo pour Sheila Hicks, et j’ai été très émue par le travail d’Eduardo Arroyo exposé à Saint-Rémy-de-Provence. Je vénère Anselm Kiefer et j’apprécie l’humour de Gilbert et George, qui ont oublié de vieillir ! J’ai aussi eu un coup de foudre pour Lee Ufan à Versailles, et la vision du monde, philosophique, utopique, de Pistolletto, me touche.
Vous qui avez vécu jusqu’à 17 ans à Abidjan, vous intéressez-vous à l’art africain ?
Oui, j’ai beaucoup d’art africain, des œuvres d’artistes qui n’étaient pas connus quand je les ai découverts et qui le sont maintenant, comme Moké. J’ai vécu en Guinée, en Côte d’Ivoire, puis au Tchad, avec mon premier compagnon, ethnologue. Et avec mon second mari, lorsqu’il était galeriste, nous sommes parfois allés au fin fond de villages découvrir des talents, telle cette femme qui sculptait la glaise. Nous sommes même allés rechercher des artistes de cette magnifique exposition « Les Magiciens de la terre », montrée au Centre Pompidou et à la Grande Halle de la Villette. Aujourd’hui, je me rends souvent au Musée du Quai Branly avec mes petits-enfants.
Vous avez préparé un livre d’entretiens avec Philippe Starck ; êtes-vous amatrice de design ?
Oui, d’ailleurs nous ne l’avons pas encore publié. J’apprécie beaucoup le design, j’ai chez moi des rééditions de Charlotte Perriand, de designers scandinaves. Je détiens un canapé dessiné par Richard Peduzzi. Avec François Mitterrand, quand j’étais la conseillère culturelle du président, nous avons souvent rencontré des designers. François Mitterrand était très intéressé : dans sa maison de Latché comme dans son appartement rue de Bièvre, il avait des pièces de design des années 1960. À l’Élysée, il avait imaginé lui-même avec Pierre Paulin une table en cuir avec un liseré bleu. On imaginait ce président porté vers la tradition, le terroir. Alors qu’il appréciait l’art contemporain. Je suis allée visiter de nombreux ateliers d’artistes avec lui.
Êtes-vous collectionneuse ? Si oui, qu’achetez-vous et comment ?
Oui, je suis acheteuse et collectionneuse, je fréquente beaucoup les galeries : Thaddaeus Ropac, Nathalie Obadia, Anne de Villepoix, Karsten Greve, Yvon Lambert qui a malheureusement fermé. En revanche, je ne vais jamais dans les maisons de ventes aux enchères : je n’aime pas cette façon d’acheter, trop rapide. Alors que dans les galeries, je viens voir, je peux préempter, prendre le temps, revenir, il n’y a pas ce rapport mercantile immédiat. Et je ne revends jamais aucune œuvre, je me contente de changer parfois l’accrochage dans mes maisons de Malakoff et du Sud de la France.
Femme de lettres, très impliquée aussi dans le théâtre, vous sentez-vous davantage émue par les mots que par les images ?
Je suis même peut-être plus sensible encore aux images, à des artistes qui mélangent différentes disciplines comme Anri Sala qui a représenté la France à la Biennale de Venise : il a une grande humilité, mais m’a émue presque aux larmes. Ou le vidéaste que j’admire beaucoup : Bill Viola. J’ai visité cinq fois son exposition, et il s’est moqué de moi ! Marina Abramovic, qui déplace les frontières de l’art, est une de mes idoles. Elle est sincère, loyale.
Avez-vous été tentée de vous essayer aux arts plastiques ?
Non jamais. Pas même la photo ; car j’ai eu la chance de me lier d’amitié avec Henri Cartier-Bresson ou Martine Franck et de faire avec eux un long compagnonnage. Cela vous rend modeste, chacun à sa place. En revanche, je m’intéresse beaucoup au roman graphique, au travail du peintre et écrivain Frédéric Pajak, par exemple, qui imbrique texte et dessin. Mais, côté BD, j’en suis restée à Tintin. Je le regrette.
Pensez-vous que la situation des femmes écrivaines est plus facile que celle des femmes artistes ?
Depuis quinze ans, dans le monde littéraire, les femmes peuvent être publiées comme les hommes, le combat est gagné. Mais il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de régression. Dans le monde de l’art, les plasticiennes continuent à être moins cotées et cela est écœurant.
Vous avez dirigé France Culture pendant six ans et vous êtes une femme très à gauche, quel regard portez-vous sur la démocratisation culturelle aujourd’hui ?
J’aimerais que cette gauche à laquelle je crois depuis longtemps, puisse s’engager davantage et de manière plus claire sur la culture, élément de la démocratie, de l’élévation de soi, ciment social. Avec le drame de Charlie Hebdo, je pense que le gouvernement le fera, car la culture peut et doit plus que jamais renforcer nos capacités de vivre ensemble.
Êtes-vous inquiète des coupes budgétaires ou pensez-vous qu’il faille chercher un nouveau modèle économique, faisant davantage appel au mécénat, par exemple ?
Je veux qu’on puisse regarder une œuvre d’art dans un rapport dégagé de tout mercantilisme, de tout logo. Je me pose beaucoup de questions sur la gratuité de notre regard sur l’art, dans un monde de plus en plus régi par le marché, les cotes, la spéculation. Je m’élève contre la merchandisation de la culture. Nous virons vers un modèle à l’anglo-saxonne malgré l’existence d’un ministère de la Culture et de grandes institutions comme la RMN-Grand Palais. Pourtant, le budget affecté à la culture, c’est une goutte d’eau dans le budget global du pays.
Vous qui avez consacré votre déjà longue carrière à la culture, qu’est-ce qui a changé ces quarante dernières années ?
En quarante ans, ce qui a d’abord changé, c’est le regard qu’on porte sur la culture, la signification qu’elle revêt, le fait qu’elle appartient à tout le monde et que chacun d’entre nous en est porteur, créateur à sa manière. La culture s’est élargie dans le métissage de ses disciplines incluant la vidéo, la danse, la mode, la gastronomie, le hip-hop… cela sous l’impulsion magistrale de Jack Lang. Aujourd’hui cela semble des banalités de dire cela, mais ce fut un vrai combat. Je constate avec un grand bonheur qu’il existe de nouvelles générations très inventives dans toutes les disciplines artistiques, tant sur la forme que sur le fond. Mais, au niveau des tutelles, elles raisonnent comme de vieux éléphants perclus de rhumatismes, dus à l’héritage de la Ve République. Il faut repenser le ministère de la Culture, en faire un moteur d’idées, accompagnant sur le long terme une réelle démocratisation, et non un tiroir-caisse pour assurer les coûts de fonctionnement des grandes institutions. J’espère que notre président s’en rendra compte. Il sait, car il les admire, que les artistes sont importants pour créer un climat de confiance de croyance en l’avenir.
1950 Naissance à Caen dans le Calvados
1967 Après une enfance et une adolescence entre la Guinée française et Abidjan en Côte d’Ivoire, retour en France
1974 Elle entre à France Culture
1989 Conseillère à la culture de François Mitterrand
1999 Elle est nommée directrice de France Culture
2011 Publication de l’essai Manifeste féministe, éditions Autrement
2013 Publie Immortelles (Grasset)
2013-2014 Carte blanche au Musée des beaux-arts de Rouen
Animée par le même regard sur les femmes, Laure Adler a répondu à l’invitation de la carte blanche du Musée des beaux-arts de Rouen pour la troisième édition du Temps des collections. Au fil du parcours, elle a choisi des œuvres du fonds, soit de peintres femmes, toujours aussi peu visibles dans l’histoire de l’art, soit traitant de la femme, invariablement traitée sur le thème masculin du désir et de l’effroi ; la femme comme un objet étranger, de fascination et de répulsion sous les pinceaux des artistes mâles. Jusqu’au 18 mai 2015. mbarouen.fr
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Laure Adler : « J’aimerais que la gauche s’engage de manière plus claire sur la culture »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°677 du 1 mars 2015, avec le titre suivant : Laure Adler : « J’aimerais que la gauche s’engage de manière plus claire sur la culture »