Invité par Jean-Jacques Dutko à montrer son univers et à exposer ses œuvres, le couturier japonais dévoile un pan méconnu de sa création : sa peinture inspirée du théâtre nô.
Martine Robert : Vous exposez des pièces illustrant votre univers et des œuvres personnelles à la Galerie Dutko, à Paris. Quelle est la genèse de cette exposition ?
Kenzo Takada : Je connais Jean-Jacques Dutko depuis longtemps, je lui avais acheté différentes pièces pour mon ancienne maison à la Bastille. Quand il m’a contacté pour cette exposition qui offre un regard sur le Japon, en proposant de m’associer aussi à la scénographie, j’ai tout de suite accepté. Car, outre que j’apprécie ce galeriste, j’ai trouvé l’idée très intéressante. C’est une exposition très personnelle.
M.R. : Être sous les projecteurs désormais pour vos peintures, après l’avoir été en tant que couturier, quel effet cela vous fait-il ?
K.T. : J’ai voulu participer à cet événement, mais j’avais très peur. Je ne voulais pas être une tête d’affiche, mis en vedette, car je me considère comme un débutant dans l’univers de la peinture, même si j’ai exposé il y a deux ans à l’Espace Cardin et l’an dernier à Moscou. J’aurais aimé produire davantage, mais je n’ai pas eu le temps.
M.R. : Aviez-vous peur de montrer ce pan de votre travail ?
K.T. : Oui, car la mode est un travail d’équipe, parfois très complexe, mais on n’est pas seul, on peut s’appuyer les uns sur les autres, comparer les points de vue, partager. Là, c’était un vrai challenge pour moi, et j’ai eu peur effectivement, bien plus encore que pour un défilé ! Je veux être apprécié pour mon talent, pas pour la notoriété que j’ai acquise par ailleurs.
M.R. : C’est pourquoi vous avez mis si longtemps à passer de vos croquis détaillés de mode à la peinture ?
K.T. : J’ai toujours eu une passion pour la peinture, mais le métier de styliste de mode vous occupe 24 h sur 24. Je n’ai jamais vraiment pensé être plasticien, la peinture, pour moi, est un art très difficile. Mais après avoir arrêté la mode en 2000, j’ai eu soudainement l’envie de consacrer ce temps libéré aux arts plastiques.
M.R. : En 1999, vous cédez effectivement votre griffe Kenzo à LVMH. Mais rapidement, avec la marque Takada, vous revenez à la création, conjuguez mode et déco, alliez vos talents de styliste et de designer…
K.T. : Je continue de créer, car ma vie n’a de sens que par la création ; je ne pourrai jamais m’arrêter de créer et j’ai envie d’investir différents domaines.
M.R. : Quels sont les points communs entre votre ex-travail de couturier à la mode foisonnante et vos créations plastiques actuelles, plus sobres, dans leur gamme de couleurs notamment ?
K.T. : Ma vision de la mode est bien entendu très colorée, mais j’aime aussi qu’elle soit sobre et zen. Le pont entre mes créations actuelles et mon métier de styliste réside peut-être dans le théâtre nô, avec ses riches costumes, qui m’a beaucoup inspiré. J’admire toutes ces tenues de scène vives et très raffinées, et en même temps conçues avec beaucoup de rigueur.
M.R. : Vous semblez d’ailleurs toujours osciller entre exubérance et retenue…
K.T. : La maturité acquise avec l’âge a également contribué à rendre mes créations plus humbles et plus sobres ! J’aime de plus en plus la simplicité, les imprimés qui font rêver d’espace et de nature.
M.R. : Vos défilés de mode étaient de vraies fêtes, le théâtre nô vous fascine : aimeriez-vous aussi vous lancer dans la scénographie d’un spectacle vivant ?
K.T. : Le théâtre nô est une source d’inspiration pour moi depuis que je suis tout jeune, mais je ne pense pas pour autant me lancer dans le spectacle vivant. Du moins pas pour l’instant. En revanche, j’ai toujours aimé dessiner, c’est d’ailleurs aussi la raison pour laquelle j’avais choisi de me lancer dans la mode.
M.R. : On a parlé de l’influence des peintres naïfs et du Douanier Rousseau sur votre mode. Quels sont vos maîtres à penser dans vos nouvelles activités de plasticien ?
K.T. : C’est en arrivant à Paris que j’ai découvert le Douanier Rousseau, et j’ai tout de suite adoré. Mais j’aime aussi Gauguin, Matisse, Bonnard, Picasso, Fernand Léger, Cocteau, et la liste de ceux qui m’inspirent est très longue !
M.R. : Un parfum Kenzo s’appelle Flower Tag. Cela signifie-t-il que vous aimez l’art du graffiti, le travail des graffeurs ?
K.T. : J’ai découvert Basquiat en 1990 ; au début, j’ai trouvé ses œuvres étranges, je dois l’avouer. Et puis j’ai appris à le connaître, j’ai commencé à acheter plusieurs de ses tableaux et, finalement, j’en suis vraiment devenu fan.
M.R. : Vous que l’on dit être le plus parisien des Japonais, dans quel univers artistique avez-vous grandi ?
K.T. : Effectivement, c’est ce que dit la presse, et il est vrai qu’après avoir vécu à Paris plus de quarante-cinq ans, cela fait beaucoup plus de temps passé en France que dans mon pays natal ! Je suis né à Himeji, dans la région du Kansai, au sud-ouest du pays. Et j’ai grandi dans une auberge-salon de thé tenue par mes parents, dans le Japon de l’immédiat après-guerre. J’ai été le seul enfant de la famille à prendre une direction différente, artistique. Mes frères et sœurs ont choisi des métiers bien plus classiques. Moi, c’est en me plongeant dans les magazines de mode de mes sœurs que j’ai eu envie d’intégrer le Bunka Fashion College à Tokyo dès qu’il s’est ouvert aux garçons. Puis de partir à Paris, rencontrer les grands couturiers.
M.R. : Vous étiez présent à l’exposition « Renaissance du Japon après la catastrophe du 11 mars 2011 », que pensez-vous de la manière dont les artistes ont témoigné de cet épisode ?
K.T. : Ce sont des artistes du manga qui ont reproduit des scènes de la catastrophe du tsunami, j’ai trouvé cela très dur, mais très réaliste, j’ai été très ému en parcourant cette exposition.
M.R. : De votre côté, comment vous êtes-vous investi ?
K.T. : Quand j’ai appris la catastrophe, j’ai naturellement eu envie de participer, d’une façon ou d’une autre, pour venir en aide au Japon. Je ne savais pas vraiment quoi faire, j’en ai parlé avec mes amis japonais qui vivent à Paris, et j’ai reçu un appel de la danseuse Sylvie Guillem me proposant de me joindre avec elle au projet Hope Japan, dont j’ai dessiné l’affiche. Des représentations de soutien au profit des sinistrés ont été données à Paris, Londres, Tokyo, et j’ai été très touché, admiratif de la spontanéité et de la générosité de Sylvie Guillem ainsi que de tous les artistes qui ont joué le jeu de cette aventure, débutée à peine un mois après le tsunami. Je les remercie encore du fond du cœur…
M.R. : Comment avez-vous perçu votre pays après cette catastrophe ?
K.T. : Je suis allé au Japon un mois et demi après la catastrophe. J’ai été très troublé par la morosité de Tokyo qui, habituellement, est une ville lumineuse, vivante. La ville était obscure à cause des problèmes d’énergie, je ne l’avais jamais vue comme cela. C’était très étrange, mon sentiment est encore difficile à exprimer. Mais les Tokyoïtes sont des gens dignes, courageux, ne se plaignant pas. À ce moment-là, j’ai été très fier d’être japonais.
M.R. : Vous qui avez été un grand collectionneur, vous dites ne plus l’être aujourd’hui. Pourquoi ?
K.T. : La maison que j’habitais à la Bastille a été construite en 1990, et j’avais besoin de la meubler, envie de la décorer, d’y créer un univers. J’ai commencé à mélanger des objets que je possédais déjà à d’autres que je venais d’acquérir, tout en songeant à ceux que je désirerais leur associer… C’est cela qui m’a donné une âme de collectionneur. Pendant dix ans, chaque week-end, j’ai visité les antiquaires parisiens, c’est devenu une passion. J’ai habité pendant vingt ans dans cette maison, j’ai beaucoup aimé cette période, mais j’avais besoin de changement et j’ai voulu tourner une page de ma vie pour en réécrire une autre. Aujourd’hui, j’accorde beaucoup moins de temps à ces visites chez les antiquaires.
M.R. : Vous avez détenu beaucoup d’objets d’art religieux, êtes-vous croyant ?
K.T. : Je suis shintoïste et bouddhiste, comme beaucoup de Japonais, mais pas pratiquant. Je n’étais pas attiré par les objets religieux. C’est en voyageant en Thaïlande, au Cambodge, en Indonésie que je me suis découvert une passion pour les statues, notamment de Bouddha, mais bien davantage du fait de leur beauté que de leur aspect religieux.
M.R. : Quels sont vos autres actualités ou projets en cours ? Une exposition en préparation au Japon ?
K.T. : J’aimerais beaucoup exposer au Japon, mais cela ne s’est pas présenté encore : vous savez, j’ai une notoriété bien plus grande en France qu’au Japon, que j’ai quitté il y a longtemps ! En revanche, je viens de me lancer dans une première édition de haute joaillerie baptisée 10 Royale by Kenzo Takada et, à l’occasion du Monaco Yacht Show, j’ai réalisé des maquettes d’un catamaran dont j’ai conçu la décoration intérieure et extérieure. J’aime le bateau, surtout le voilier, j’en ai fait encore cet été en Méditerranée. Et j’apprécie de travailler tous les savoir-faire. C’est agréable de revisiter les traditions, tout en les respectant, de détourner les classiques. D’ailleurs, je suis très attiré aussi par la céramique, j’aimerais travailler ce matériau. Et l’aquarelle aussi, car on peut réaliser une œuvre très vite avec cette technique, contrairement à l’acrylique, que j’utilise principalement aujourd’hui.
M.R. : Après avoir tant créé, quel rêve vous reste-t-il ?
K.T. : J’ai toujours rêvé de chanter de l’opéra, comme Pavarotti, et de danser aussi les ballets Tosca ou Turandot ! Mais, entre nous, je pense que cela restera un rêve.
1939 Naissance à Himeji au Japon.
1965 Diplômé du Bunka Fashion College de Tokyo, le créateur s’installe à Paris.
1983 Première collection de mode masculine.
1993 La marque Kenzo est rachetée par le groupe LVMH.
2004 Il crée la marque Kogan Kobo.
2008 Baccarat le sollicite pour une collaboration dont la collection Lumière d’Asie est le fruit.
2012 Il lance sa collection de haute joaillerie. Expose ses peintures à la Galerie Dutko à Paris.
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Kenzo Takada - « Je me considère comme un débutant en peinture »
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Abonnez-vous dès 1 €« Kenzo Takada, un certain regard sur le Japon ». jusqu’au 27 octobre 2012. Galerie Dutko – île Saint-Louis. Ouvert du mardi au samedi de 14 h 30 à 19 h. www.dutko.com
Le peintre Kenzo. Son prénom est connu dans le monde de la mode et du parfum comme une marque qui fut rachetée en 1999 par le groupe LVMH. Depuis, Kenzo Takada a repris des cours de dessin et s’adonne à la peinture. Jusqu’au 27 octobre, il présente ses toiles inspirées du théâtre nô à la Galerie Jean-Jacques Dutko qu’il investit pour une carte blanche. Entouré d’autres artistes occidentaux et japonais invités, il expose ses autoportraits en costumes de danse et de théâtre aux visages parfois recouverts du masque du personnage. L’artiste puise « dans le dessin de mode, l’art naïf et la peinture traditionnelle japonaise » tout à la fois.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°651 du 1 novembre 2012, avec le titre suivant : Kenzo Takada - « Je me considère comme un débutant en peinture »