La philosophe publie ses recherches sur l’évolution de la perception du génie par les médecins et les artistes au XIXe siècle.
Ancienne élève de l’École normale supérieure de Lyon, agrégée et docteure en philosophie, Julie Cheminaud est maître de conférences en philosophie de l’art à Sorbonne Université. Elle a été pensionnaire de l’Académie de France à Rome-Villa Médicis en section Théories et histoire de l’art (2015-2016). Dans son livre Les Évadés de la médecine, une version remaniée de la thèse qu’elle a présentée en 2012, elle analyse des rapports qui se tissent entre art et médecine dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Le point de départ montre comment, au XIXe siècle, le médecin peut considérer que l’artiste (peintre ou écrivain) est le plus à même de rendre compte du visible et donc des pathologies. À partir de cette alliance entre art et médecine, j’essaie de voir les liens et les conflits possibles entre les deux disciplines. La suite porte sur la reprise du thème de la mélancolie. Le médecin considère que l’artiste sait voir parce qu’il est un génie et que le génie s’explique physiologiquement. La physiologie de l’époque reprend le thème du génie mélancolique, fou. Elle postule que la mélancolie est le terreau de la création : certains artistes, supérieurs aux autres, inventent de nouvelles formes et peuvent mieux voir le visible. C’est le volet positif de la mélancolie. Mais la mélancolie suppose aussi des basculements catastrophiques dans la maladie. Vers la fin du siècle, d’autres médecins, à partir d’autres normes, vont considérer que l’anormalité est négative. Chez Cesare Lombroso et Max Nordau, on trouve l’idée que si un individu est anormal, il faut l’éradiquer. Tout le courant de l’art moderne se trouve condamné. Il s’agit d’une reconfiguration médicale de la norme esthétique : l’art doit être beau, sain, moral. Enfin, dans un essai plus personnel, j’analyse comment on peut, par-delà la version catastrophique de la fin du XIXe siècle, retrouver des valeurs positives dans la figure du génie malade à travers trois études sur Degas, Huysmans et Van Gogh.
La question du génie a toujours été interrogée, mais c’est autour de 1850 et plus spécifiquement en littérature que le schéma transcendant – l’inspiration divine, les muses, etc. – est remis en question par la médecine et la physiologie naissante. C’est le début du positivisme, on commence à vouloir tout expliquer scientifiquement. De ce fait, dans de nombreux textes, des romans notamment, la vision traditionnelle du génie est mise en danger. Cela se voit dès Balzac, en fait.
Cela peut être conscient : pour les écrivains, par exemple, c’est la reprise des différentes pathologies pour construire les personnages. Cela peut aussi concerner la forme, une esthétique morbide, un intérêt pour l’anormalité. On va observer une crise d’hystérie ou trouver qu’une cire dermatologique a des couleurs intéressantes et tout cela va inspirer des créations. Enfin, ça peut être beaucoup plus diffus, une sorte de jeu, dont on ne peut pas savoir si, à l’époque, il était explicite ou pas, comme pour la Petite Danseuse de Degas. Chez Van Gogh, c’est exactement ce qu’il se passe.
L’artiste peut se revendiquer malade, mais il ne revendique pas une folie désordonnée. Il y a un terreau de souffrance, de sentiment d’anormalité, mais qui est toujours pensé, repris, maîtrisé dans l’art. Alors qu’au XXe siècle, la folie sera plus largement revendiquée, comme dans le surréalisme, dans l’art brut, etc. Et le mythe de Van Gogh a été un peu aspiré par ces attitudes.
Tout à fait. C’est assez terrible : Max Nordau, un médecin juif sioniste, fonde la conception de l’art dégénéré. Il va encore y avoir quelques déplacements pour qu’on en arrive là, mais ce sont les mêmes artistes qui seront condamnés comme dégénérés sous le IIIe Reich, Manet compris. L’arrivée de Freud est un changement de paradigme.
Avec Freud, quelque chose se modifie avec la prise en compte d’un psychisme indépendant. À partir du moment où Freud a la possibilité, avec la psychanalyse qui se détache de la psychiatrie, d’expliquer les pathologies de la sensibilité, les pathologies morales, mentales en se détachant du versant physiologique, on va reconsidérer toute la fin du XIXe siècle comme réductrice, comme seulement physiologique. Après Freud, il faut être soit du côté du corps, soit du côté du psychisme. Cela a des conséquences sur la considération de ce que c’est qu’un individu, de ce que c’est qu’une pathologie mentale, et sur l’art aussi.
Plus précisément de l’époque romantique. C’est alors que naît cette vision de l’artiste anormal, différent. Il y a peut-être, au XXe, une plus grande revendication chez les artistes de la pathologie, de l’immoralité ou de la volonté de choquer. Mais on est dans la même vision : une œuvre nous dit quelque chose de l’individu qu’est l’artiste. Dans mon épilogue, je développe ma position assez particulière là-dessus : j’ai des difficultés à penser la personnalité de l’artiste à travers son œuvre. Je veux considérer son art en tant que tel. Pour moi, l’enjeu de cet ouvrage est nous permettre de revoir les œuvres différemment.
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Julie Cheminaud, enseignante-chercheuse philosophe : « Van Gogh est la plus belle figure de l’artiste mélancolique »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°508 du 5 octobre 2018, avec le titre suivant : Julie Cheminaud, enseignante-chercheuse philosophe : « Van Gogh est la plus belle figure de l’artiste mÉlancolique »