ENTRETIEN

Julie Cheminaud, enseignante-chercheuse philosophe : « Van Gogh est la plus belle figure de l’artiste mélancolique »

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 4 octobre 2018 - 1230 mots

La philosophe publie ses recherches sur l’évolution de la perception du génie par les médecins et les artistes au XIXe siècle.

Ancienne élève de l’École normale supérieure de Lyon, agrégée et docteure en philosophie, Julie Cheminaud est maître de conférences en philosophie de l’art à Sorbonne Université. Elle a été pensionnaire de l’Académie de France à Rome-Villa Médicis en section Théories et histoire de l’art (2015-2016). Dans son livre Les Évadés de la médecine, une version remaniée de la thèse qu’elle a présentée en 2012, elle analyse des rapports qui se tissent entre art et médecine dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
 

Comment s’articule votre livre ?

Le point de départ montre comment, au XIXe siècle, le médecin peut considérer que l’artiste (peintre ou écrivain) est le plus à même de rendre compte du visible et donc des pathologies. À partir de cette alliance entre art et médecine, j’essaie de voir les liens et les conflits possibles entre les deux disciplines. La suite porte sur la reprise du thème de la mélancolie. Le médecin considère que l’artiste sait voir parce qu’il est un génie et que le génie s’explique physiologiquement. La physiologie de l’époque reprend le thème du génie mélancolique, fou. Elle postule que la mélancolie est le terreau de la création : certains artistes, supérieurs aux autres, inventent de nouvelles formes et peuvent mieux voir le visible. C’est le volet positif de la mélancolie. Mais la mélancolie suppose aussi des basculements catastrophiques dans la maladie. Vers la fin du siècle, d’autres médecins, à partir d’autres normes, vont considérer que l’anormalité est négative. Chez Cesare Lombroso et Max Nordau, on trouve l’idée que si un individu est anormal, il faut l’éradiquer. Tout le courant de l’art moderne se trouve condamné. Il s’agit d’une reconfiguration médicale de la norme esthétique : l’art doit être beau, sain, moral. Enfin, dans un essai plus personnel, j’analyse comment on peut, par-delà la version catastrophique de la fin du XIXe siècle, retrouver des valeurs positives dans la figure du génie malade à travers trois études sur Degas, Huysmans et Van Gogh.
 

Pourquoi, au XIXe siècle, commence-t-on à interroger le génie ?

La question du génie a toujours été interrogée, mais c’est autour de 1850 et plus spécifiquement en littérature que le schéma transcendant – l’inspiration divine, les muses, etc. – est remis en question par la médecine et la physiologie naissante. C’est le début du positivisme, on commence à vouloir tout expliquer scientifiquement. De ce fait, dans de nombreux textes, des romans notamment, la vision traditionnelle du génie est mise en danger. Cela se voit dès Balzac, en fait.
 

Quelle influence ces théories physiologiques ont-elles eue sur les artistes et leur création ?

Cela peut être conscient : pour les écrivains, par exemple, c’est la reprise des différentes pathologies pour construire les personnages. Cela peut aussi concerner la forme, une esthétique morbide, un intérêt pour l’anormalité. On va observer une crise d’hystérie ou trouver qu’une cire dermatologique a des couleurs intéressantes et tout cela va inspirer des créations. Enfin, ça peut être beaucoup plus diffus, une sorte de jeu, dont on ne peut pas savoir si, à l’époque, il était explicite ou pas, comme pour la Petite Danseuse de Degas. Chez Van Gogh, c’est exactement ce qu’il se passe.
 

Vous pointez le fait que Van Gogh estimait qu’il ne créait que lorsqu’il n’était pas malade. Qu’est-ce que cela signifie ?

L’artiste peut se revendiquer malade, mais il ne revendique pas une folie désordonnée. Il y a un terreau de souffrance, de sentiment d’anormalité, mais qui est toujours pensé, repris, maîtrisé dans l’art. Alors qu’au XXe siècle, la folie sera plus largement revendiquée, comme dans le surréalisme, dans l’art brut, etc. Et le mythe de Van Gogh a été un peu aspiré par ces attitudes.
 

N’est-il pas très objectif sur la maladie, chez lui et chez les autres ?,l réalise ce magnifique portrait du docteur Gachet en mélancolique. Au XIXe siècle, l’artiste mélancolique a une distance qui lui permet de déceler des symptômes un peu partout. Van Gogh semble le plus conscient de ce qui se passe en lui et autour de lui et il essaie de lutter contre cela par son art. J’ai voulu terminer mon livre avec lui : pour moi, c’est la plus belle figure de l’artiste mélancolique, qui a pu être considéré comme ne maîtrisant rien – dans de très belles pages qui sont celles d’Antonin Artaud – alors qu’il cherche le grand art, un art classique.
À la fin du XIXe siècle, les médecins émettent un jugement moral sur les artistes…Quelles en sont les conséquences ?,l y a toujours eu un jugement moral, sanctionné par la censure. Là, la violence réside dans le fait que le jugement moral s’estime fondé sur une science et sans appel. L’art devient pathologique, le fait d’inadaptés, de criminels en puissance. L’artiste en tant qu’individu est condamné et plus seulement son art : l’œuvre permet de dire que c’est l’artiste lui-même qui est malade. C’est le terreau physiologique qui permet cette violence.
Est-ce ce qui a fondé ce que les nazis ont appelé l’art dégénéré ?

Tout à fait. C’est assez terrible : Max Nordau, un médecin juif sioniste, fonde la conception de l’art dégénéré. Il va encore y avoir quelques déplacements pour qu’on en arrive là, mais ce sont les mêmes artistes qui seront condamnés comme dégénérés sous le IIIe Reich, Manet compris. L’arrivée de Freud est un changement de paradigme.
 

Qu’est-ce qui change lorsque Freud, élève de Charcot, s’empare du sujet de l’art ?

Avec Freud, quelque chose se modifie avec la prise en compte d’un psychisme indépendant. À partir du moment où Freud a la possibilité, avec la psychanalyse qui se détache de la psychiatrie, d’expliquer les pathologies de la sensibilité, les pathologies morales, mentales en se détachant du versant physiologique, on va reconsidérer toute la fin du XIXe siècle comme réductrice, comme seulement physiologique. Après Freud, il faut être soit du côté du corps, soit du côté du psychisme. Cela a des conséquences sur la considération de ce que c’est qu’un individu, de ce que c’est qu’une pathologie mentale, et sur l’art aussi.
 

Que nous apprennent vos recherches sur notre monde contemporain ?,l y a encore beaucoup de thèmes, de manières de penser le génie, l’individu, le rapport à la norme, le rapport à la santé, à la morale entre médecine, art et philosophie qui perdurent aujourd’hui. Il existe encore, chez certains médecins, cette manière de diagnostiquer l’art ou les artistes. On peut aussi penser à la neuroesthétique, qui impose un canon réductionniste de la beauté.
Dans l’art contemporain, l’œuvre est indissociable du personnage qu’est l’artiste, de sa vie et de ses pathologies. Est-ce un héritage du XIXe siècle ?

Plus précisément de l’époque romantique. C’est alors que naît cette vision de l’artiste anormal, différent. Il y a peut-être, au XXe, une plus grande revendication chez les artistes de la pathologie, de l’immoralité ou de la volonté de choquer. Mais on est dans la même vision : une œuvre nous dit quelque chose de l’individu qu’est l’artiste. Dans mon épilogue, je développe ma position assez particulière là-dessus : j’ai des difficultés à penser la personnalité de l’artiste à travers son œuvre. Je veux considérer son art en tant que tel. Pour moi, l’enjeu de cet ouvrage est nous permettre de revoir les œuvres différemment.

Julie Cheminaud, Les évadés de la médecine,
éditions Vrin, 294 pages, 28 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°508 du 5 octobre 2018, avec le titre suivant : Julie Cheminaud, enseignante-chercheuse philosophe : « Van Gogh est la plus belle figure de l’artiste mÉlancolique »

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque