Une chose est sûre, cet homme-là a le goût des histoires originelles. La première court invariablement d’interviews en biographies et rapporte une même scène inaugurale : l’accident de la route auquel assiste le jeune Joel-Peter, sidéré par la tête d’une petite fille qui vient rouler à ses pieds. Décapitée.
Ça, c’est pour le trauma qui annonce déjà les futurs motifs witkiniens. La seconde s’est invitée plus récemment dans le roman initial du photographe américain : une thérapie « primitive » au cours de laquelle l’artiste aurait visualisé la membrane maternelle et vu sa sœur jumelle « s’éloigner dans l’obscurité » de l’utérus. « J’ai vécu la mort avant de vivre, assure-t-il. » Ça, c’est pour la mort comme compagne de route et pour l’emballage mystique qui recouvre les mises en scène photographiques de ce fils d’émigrés venus d’Europe, père juif et mère catholique tendance férue – on ne surprendra pas, d’ailleurs, en rappelant que Witkin a opté pour la religion maternelle.
À chaque strate de l’œuvre, donc, sa matrice bien identifiée, façon mystique pragmatique. C’est vrai pour cette façon brutale d’altérer et d’attaquer la matérialité photographique, cette manière de gratter, d’abraser et de recouvrir la surface. Une révélation dans les années 1970, quand Witkin, étudiant, tombe sur une image sur plaque de verre, un ambrotype de 1858. Stupeur : l’un des deux personnages a été gratté à la lame. Le matériau photographique serait donc profanable. « J’ai compris que je serai un photographe qui ne veut pas voir ce que voit l’appareil. Que je serai moi-même l’appareil, l’instrument. » Ça, c’est pour l’acte photographique, relégué chez Witkin à une simple étape de processus créatif, mâtiné de mystique catholique. « Je crois à ce que l’on ne voit pas », insiste-t-il.
« Je suis devenu cette femme morte. Et j’ai su »
À l’acte d’enregistrement, il faut donc ajouter le casting – freaks en tout genre, trans, hermaphrodites, marginaux, ou cadavres mis en scène –, les études préparatoires au crayon ou au fusain, les costumes, les maquillages et objets, l’éclairage, les postures, le tirage et les opérations sur le négatif. Au rayon inaugural, on piochera aussi pêle-mêle une brève séquence comme appelé au Viêtnam, caméra en bandoulière, une grand-mère unijambiste, le choc de Freaks (1932), le film de Tod Browning, et un père disparu à 50 ans après des années de cloche. Ou encore la première autopsie, délicat cadavre d’une jeune beauté morte par overdose, redisposé et photographié avec bonheur à la faculté de médecine du Nouveau-Mexique. « À ce moment-là, je suis devenu l’objet de ma photo, je suis devenu cette femme morte. Et j’ai su. »
Bingo, re-scène originelle. Trop psy pour être vrai ? Sans doute plus projet baroco-théologique que stratégie provoc. Avant le marché flatteur, il y a eu les années de galère pour cause d’images indigestes produites hors doxa photographique. « Invendable », se lamentait son galeriste parisien, Baudoin Lebon, avant que l’obstination ne paie et que Witkin ne devienne sa meilleure vitrine.
À 73 ans, le bonhomme et sa « théologie de la mort » agacent et fascinent encore. Mais son cabinet de curiosités semble s’apaiser et lorgne aujourd’hui plus sûrement du côté de la rédemption. Moins gloire et misère de la chair que conversation métaphysique et dialectique de l’Éros et du Sacré. La faute sans doute à la constance avec laquelle ce surdiplômé en art et en poésie ferraille avec les maîtres anciens et l’imagerie biblique. La faute au temps qu’il regarde sans ciller. La mort, cette compagne de l’enfance qu’il voit comme le début de l’éternité. Un commencement.
1939
Le 13 septembre, naissance de Joel-Peter Witkin et de son frère jumeau Jerome à Brooklyn.
1961-1964
Photographe au Viêtnam.
1982
Première exposition à la galerie Beaudoin Lebon à Paris qui le représente toujours.
2012
Vit et travaille à Albuquerque au Nouveau-Mexique.
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Joel-Peter Witkin - La mort lui va si bien
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Abonnez-vous dès 1 €- « Joel-Peter Witkin. Enfer ou ciel », Bibliothèque nationale de France, site Richelieu, galerie Mansart, Paris-2e, jusqu’au 1er juillet 2012, www.bnf.fr.
- Vient de paraître aux éditions Delpire le beau livre : Joel-Peter Witkin, coll. « Maestro », 304 p., 89 photos, 65 euros.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°647 du 1 juin 2012, avec le titre suivant : Joel-Peter Witkin - La mort lui va si bien