Jean-Louis Prat, commissaire de l’exposition, explique le choix, courageux pour l’époque, de Duncan Phillips d’associer dans une même collection Renoir et de Staël.
Pour la première fois la collection Phillips est en France. Quel est votre parti pris pour cette exposition ?
J’ai choisi de ne pas retenir les œuvres anciennes mais de mettre l’accent sur les xixe et xxe siècles, c’est-à-dire le siècle au cours duquel Duncan Phillips est né et celui pendant lequel il a vécu. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer sa modernité. Dès qu’il commence à collectionner, dans les années 1920, et jusqu’à la fin de sa vie en 1966, Phillips a porté un regard sur la modernité à travers le passé et le présent.
Malgré une formation plutôt académique, il a eu le goût de se tourner vers la modernité et s’est adressé à des artistes vivants. Il a ainsi eu envie de connaître Pierre Bonnard, Paul Klee, Mark
Rothko... C’est un homme qui appartient à son temps et se forge une vérité à partir de la connaissance qu’il peut avoir des autres. Cela lui a donné une générosité du regard assez rare. Il y a en effet quelque chose de singulier à passer de Cézanne à Bacon, de Bonnard à Francis. L’homme sait que la peinture est le résultat d’une personnalité, d’un instinct et d’une culture, et qu’il faut beaucoup d’intelligence et d’intuition pour être un créateur.
N’y a-t-il pas aussi la volonté de montrer l’existence d’une filiation entre l’art moderne européen et la naissance d’un art américain ?
C’est en effet ce que j’essaie de montrer car c’est ce qui existe. Duncan Phillips l’a très bien analysé. Il maintient ce lien avec une peinture qui a pris naissance en Europe car il sait qu’il faut la faire connaître aux États-Unis pour aider à forger un art américain. Cela relève d’une ouverture d’esprit étonnante. Citons par exemple le cas de Richard Clifford Diebenkorn : alors qu’il faisait son service militaire à Washington, il a vu ses premiers Matisse à la Phillips. Il est ensuite devenu peintre et est entré lui-même dans la collection ! Ce n’est tout de même pas banal.
On sent l’ambition de constituer une collection exemplaire. Qu’est-ce qui relève du choix de Phillips ?
Toute la collection relève entièrement de son choix ! Phillips s’est forgé lui-même son idéal et n’a pas constitué cette collection pour épater ou pour tenir une place dans la société. Bien sûr, il a côtoyé des marchands, des critiques et des artistes, mais au fil de ses rencontres, il a écrit sa propre histoire. Son choix n’a pas été confié à des conseillers comme c’est souvent le cas aux États-Unis. La collection Barnes, aussi prodigieuse soit-elle, ne permet pas de sentir la personnalité d’un homme.
Ce qui est fascinant avec la collection Phillips, c’est que toutes les œuvres entretiennent un lien entre elles. En les alignant, on peut sentir que la collection a été constituée par un même œil. On y sent cette croyance en la peinture, un art qui fait appel à l’intelligence et à la sensibilité, et qui révèle des personnalités et des individualités.
Mais peut-on raisonnablement aimer autant Renoir que de Staël ?
Cela paraît déraisonnable. Mais ce qui est intéressant chez cet homme, c’est qu’il ait pu acheter Renoir chez Durand-Ruel parce qu’il trouvait merveilleux ce sentiment de vie et d’instantanéité de la peinture impressionniste, et qu’il ait pu continuer au fil des années à s’ouvrir à des formes très différentes, jusqu’à se laisser tenter par l’expressionnisme abstrait. Aujourd’hui on l’admet davantage, mais il faut se replacer presque cent ans en arrière ! Les dernières œuvres achetées sont des Rothko, Still, Gottlieb, Guston… Cela impliquait aussi un changement de format. Acheter de la peinture de chevalet est une chose, mais lorsqu’on passe aux grands formats de la peinture américaine, c’est un changement de cadre de vie.
Phillips aurait-il formulé des regrets ?
Il a en effet regretté de ne pas pouvoir acheter le Rembrandt qu’il voulait. Phillips était certes un homme riche mais il n’était pas non plus Rockefeller ! Il a donc pris des risques, a acheté de la « peinture fraîche », des tableaux peu chers qui venaient d’être créés. Un jour, il achète un de Staël, l’autre jour le Cézanne qui lui manque. Mais il n’agit jamais par pulsion. Il n’a toutefois pas hésité à vendre des tableaux pour acheter un Van Gogh.
Pour constituer une collection il faut un peu de moyens, beaucoup de patience et de passion mais il faut aussi de chance. C’est ainsi qu’à sa mort, son amie Katherine Dreier l’a fait légataire de dix-sept œuvres. Phillips n’a choisi que celles qui l’intéressaient pour compléter sa collection. Les œuvres se sont ajoutées les unes aux autres, dans un enchaînement heureux dû à un homme cultivé et honnête.
Pourquoi faire circuler cette collection en Europe ?
Tout simplement parce ce que la fondation est en travaux et que les Américains sont pragmatiques. Ils considèrent que les œuvres sont faites pour être montrées, dans l’esprit de Duncan Phillips qui a ouvert sa maison au public dès 1921. Phillips a toujours voulu partager ses chefs-d’œuvre en les donnant à voir. C’était alors très nouveau et cette collection a été le premier musée d’art moderne à s’ouvrir aux États-Unis. Aujourd’hui encore, la fondation représente ce rêve américain de générosité.
Informations pratiques « La collection Phillips à Paris » se tient au musée du Luxembourg, du 30 novembre au 26 mars 2006, du mardi au jeudi de 11 h à 19 h ; lundi, vendredi, samedi jusqu’à 22 h ; dimanche de 9 h à 19 h. Tarifs : 10 € et 7 €. Réservation au musée, 08 92 684 694 ou www.expo-phillips.com et dans les magasins FNAC ; compter 3 € de plus, billets coupe-file. Location d’audioguides : 4,5 €. Musée du Luxembourg, 19 rue de Vaugirard, VIe, tél. 01 45 44 12 90. www.museeduluxembourg.fr Cycles de conférences pour les groupes de 10 à 25 personnes. Tarifs : 10 € par personne. Réservation : 01 45 44 63 17.
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Jean-Louis Prat : Les goûts d’un homme d’avant-garde
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°575 du 1 décembre 2005, avec le titre suivant : Jean-Louis Prat : Les goûts d’un homme d’avant-garde