Anne Louis Girodet est une figure marquante de l’art français entre la Révolution et la Restauration. Son œuvre obéit à une conception littéraire et poétique de la peinture, et à une recherche très volontaire de la nouveauté et de l’originalité.
Tout le monde connaît au moins un tableau de Girodet. Les Funérailles d’Atala (ill. 4), présent dans tous les manuels de littérature, est une des icônes de l’art français. Mais l’ensemble de l’œuvre est méconnu. Cet œuvre est difficile d’accès. D’abord parce qu’il compte peu de grands tableaux. La production de Girodet est singulièrement restreinte. Le degré de ses ambitions intellectuelles et techniques était tel que chaque nouvelle peinture devenait une entreprise compliquée et longue ; tourmenté par une insatisfaction perpétuelle, il pouvait recommencer plusieurs fois un même tableau et mettre de nombreuses années à l’achever.
Peu nombreuses, ces œuvres relèvent aussi d’une esthétique parfaitement contrôlée et extrêmement complexe. À la rigueur néoclassique héritée de David, elles joignent la subtilité de contenus érudits qui échappent au regard du spectateur moderne (ill. 8). Mais c’est justement en se fondant sur l’érudition littéraire et sur l’intention poétique que l’artiste entendait créer un style original.
Peintre-poète
Par l’ampleur de ses ambitions et de ses facultés, par l’étendue de sa culture, la singularité de son caractère et de son destin, Anne Louis Girodet (1767-1824) apparaît comme une personnalité exceptionnelle (ill. 2, 3).
Issu d’une famille de grands bourgeois progressistes et libéraux, il bénéficie d’une éducation digne d’un prince, en grande partie assurée par un ami de la famille, le docteur Trioson (ill. 13), qui l’adopta après la mort prématurée des parents. C’est sous le nom de Girodet-Trioson que l’artiste passera à la postérité. Cette culture à la fois artistique, scientifique et littéraire forme le socle de sa personnalité. Toute sa vie, il fréquentera les auteurs grecs et latins, qu’il traduira lui-même, et il aura une production littéraire. Dans la deuxième partie de sa carrière, il consacrera de nombreuses années à l’écriture d’un long poème, Le Peintre, proche de la poésie descriptive de l’abbé Delille.
Entré en 1785 dans l’atelier de David, il devient rapidement l’un des élèves les plus prometteurs et les plus ambitieux, et obtient le Grand Prix de peinture en 1789. À l’Académie de France à Rome, Girodet est un pensionnaire indocile, aussi rebelle à l’institution (qu’il qualifie de « grande bergerie royale pour loger douze moutons avec quelquefois un âne à la tête »), qu’impatient de manifester son indépendance artistique. Il veut à tout prix se démarquer de ses anciens condisciples, Jean Germain Drouais, le favori de David, qui était mort en pleine gloire et demeurait aux yeux de tous comme un modèle inégalable ; François Xavier Fabre (ill. 12), qui lui avait « soufflé » le Grand Prix en 1787. Et surtout il veut se démarquer de David lui-même : « Je tâche de m’éloigner de son genre le plus qu’il m’est possible et je n’épargne ni peines, ni études, ni modèles… » Girodet semble obsédé par la recherche d’une originalité qui seule lui permettrait de s’imposer.
Et le résultat de ses efforts est une œuvre tout à fait nouvelle. Inspiré de la poésie idyllique grecque, Le Sommeil d’Endymion (1793, ill. 1) présente le héros plongé dans un sommeil éternel par Diane (la lune) amoureuse, « matérialisée » par le rayon lumineux qui perce à travers les feuillages. Loin de l’idéal d’héroïsme civique « à la romaine » qui était celui de David, le nu masculin est exalté pour sa valeur érotique. L’œuvre s’inspire du thème de Danaé recevant la semence divine sous forme de pluie d’or, mais ici c’est l’homme qui reçoit passivement l’influx féminin actif, les rôles sont inversés. Érotisme lunaire, onirisme, mystérieuses interactions du ciel et de la nature terrestre, tout contribue à créer un climat troublant, inédit en peinture. Acclamé, le tableau établit définitivement la réputation de son auteur.
Une carrière difficile
Mais, sous la pression des événements, le séjour italien de Girodet se transforme en un douloureux périple.
En janvier 1793, lors des émeutes et de la mise à sac du palais Mancini (siège de l’Académie) par la populace romaine déchaînée contre les Français républicains, Girodet échappe de justesse au lynchage. Il se réfugie à Naples. Mais il est atteint de tuberculose et de syphilis. Et il est sans ressources, « vu que je suis un sans-culotte dans la signification la plus étendue de ce mot ». Sur sa route vers Venise, où il espère se faire soigner, il est temporairement emprisonné parce qu’il portait la cocarde tricolore. De Venise il passe à Gênes, où il est secouru par Gros, puis regagne enfin Paris en octobre 1795.
Commence alors une carrière difficile, marquée par le succès mais constamment contrariée : par la rareté de la production (« il est comme une femme qui serait toujours dans les douleurs de l’enfantement, sans accoucher jamais… », disait son ancien maître), par les stratégies douteuses et maladroites de l’artiste, et surtout par le décalage entre son art trop savant, trop subtil, et les attentes plus pragmatiques des pouvoirs politiques. Ce décalage est patent dès le premier grand tableau parisien, commandé par Bonaparte pour le château de Malmaison. Ossian accueillant les héros français morts pour la patrie dans le paradis d’Odin (ill. 8) est aussi bizarre par le thème que par le traitement. Rien n’est plus curieux que cette intrusion de généraux républicains dans l’Olympe brumeux des divinités nordiques. Et le mot de David, décidément peu amène, résume assez bien cette étrangeté : « Ah ça, il est fou, Girodet !… ce sont des personnages de cristal qu’il nous a faits là… » « Personnages de cristal », « lumière de météores », figures immatérielles, fantômes, c’est un monde inconnu qui pointe à l’horizon de l’art français, un monde d’idées et de formes irrationnelles, dues à l’invention personnelle et non à l’imitation de la nature. Pour les historiens, ce sont là les prémices du romantisme.
Funérailles grandioses
Cette carrière sera encore ponctuée par quelques grandes œuvres : la michelangélesque et sinistre Scène de Déluge (1806), La Révolte du Caire (1810, ill. 9), Les Funérailles d’Atala (1808, ill. 4), qui transcrit en peinture la sensibilité nouvelle apparue dans les œuvres de Chateaubriand (ill. 7), et son œuvre finale, la plus faible, la plus laborieuse, Pygmalion et Galatée (1819, ill. 10).
Lorsqu’il mourut en 1824, Girodet eut des funérailles grandioses, qui réunirent tout le milieu artistique parisien. Sa mort fut ressentie comme l’écroulement du dernier grand pilier de la tradition classique. Puis au fil du temps, il ne resta plus de lui qu’un nom, une ou deux œuvres célèbres, et l’impression d’un art hermétique, à la virtuosité un peu vaine.
Qu’en est-il aujourd’hui de Girodet ? Seule la confrontation des œuvres permettra d’apprécier à nouveau cette quête obstinée d’originalité qui guida sa carrière. Et l’on attend beaucoup, en particulier, de la réunion des portraits. Car certains de ces portraits, comme celui de Benoît-Agnès Trioson (ill. 6), qui exprime de façon inédite la noire mélancolie de l’enfance écœurée par l’étude, ou celui de Jean-Baptiste Belley (ill. 5), esclave affranchi par la carrière militaire, comptent incontestablement parmi les meilleures œuvres de Girodet.
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Girodet
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°572 du 1 septembre 2005, avec le titre suivant : Girodet