Grand voyageur, l’écrivain académicien a accepté de présider le conseil scientifique de la deuxième édition du festival Normandie impressionniste qu’il vient d’inaugurer.
L'œil : On vous sait grand voyageur, et votre maison, à la fois zen et d’esprit médina, semble regorger de souvenirs de vos périples…
Erik Orsenna : Effectivement. Ici, ce sont des marionnettes du Mali, je les ai achetées dans un village, à un sculpteur devenu ami ; là, ces objets représentent des oiseaux dénichés à Dakar. J’ai aussi beaucoup de photos, réalisées par des artistes renommés, comme Sarah Moon, Cartier-Bresson et Bernard Matussière, ou par des inconnus, ainsi que des clichés plus personnels lors de périples en Antarctique ou sur le fleuve Niger.
Il y a des photos que j’ai acquises, d’autres que j’ai échangées contre des textes. Je voyage souvent avec des amis photographes ou réalisateurs. C’est le cas, par exemple, pour mon livre sur le Mali qui sortira en janvier 2014. J’aime ces compétitions amicales du regard. Je les ai pratiquées aussi avec mes enfants, pour aiguiser leur vue. Je discute de la même manière avec des peintres et je me suis mis à dessiner moi-même pour apprendre à regarder, car je suis gourmand de la réalité.
L’œil : Y a-t-il des peintres que vous appréciez plus que d’autres ?
E. O. : Cézanne nous montre comment regarder la montagne Sainte-Victoire à Aix-en-Provence, Monet comment découvrir Giverny… Ces peintres nous apprennent à voir notamment le fugitif et, moi, la notion de temps me passionne de plus en plus : ce qui reste, ce qui passe, ces lumières qui changent sans arrêt… J’ai une manière asiatique de voir les choses, en mouvement.
Tout est appelé à disparaître, à se métamorphoser, rien n’est assigné à résidence : donc j’aime les peintres de l’eau, des nuages, de la transhumance, des îles… : Gauguin, Sérusier, Signac, les préraphaélites… Par opposition à ceux qui peignent les intérieurs, aux peintres des Flandres. En Normandie, j’aime ces haies alliées au ciel, avec tous ces oiseaux ; en Bretagne, j’apprécie les marées, les paysages changeants. Je ne suis pas du tout de la Méditerranée, car il y fait toujours beau ; moi, je préfère les éclaircies.
L’œil : Justement, vous êtes président du conseil scientifique de Normandie impressionniste, pourquoi avoir accepté cette mission ?
E. O. : L’amitié est au cœur de ma vie. Laurent Fabius, qui est à l’origine du festival, et Jérôme Clément, le directeur artistique, sont des amis. Je ne suis pas un spécialiste de la peinture, même si je suis amateur d’art et que mes études supérieures ont commencé par la philosophie et comprenaient une dimension esthétique. En outre, depuis dix ans, en tant qu’académicien, j’ai la chance d’effectuer des visites avec des conservateurs, telle cette découverte du romantisme noir avec Jean Clair au Musée d’Orsay, ce qui me donne des clés de lecture. Et moi, je suis un lecteur de tout, des paysages, de l’eau, des visages… Et puis j’aime la Seine, sur laquelle j’ai beaucoup navigué.
L’œil : On vous sent boulimique de la vie…
E. O. : Souvent, les gens se satisfont de ce qu’ils croient possible, alors qu’il y a plein de possibles. Toute vie est l’art du possible. J’ai un appétit insatiable. Ma mère me dit souvent : « Pourquoi cours-tu tout le temps ? » J’ai souvenir de déjeuners familiaux le dimanche, avec toujours les mêmes personnes invitées qui répétaient les mêmes choses. Par la fenêtre, je percevais un monde immense. J’ai alors pensé que plus tard j’irai le parcourir, j’agrandirai mon espace, je rencontrerai toutes sortes de gens.
Je suis émerveillé de vivre et de lire. Quand je ne comprends pas quelque chose, je fais un livre. Je me concentre de façon libre sur un sujet, j’avance peu à peu, j’apprivoise, j’ouvre des ponts. Pour moi, la littérature n’est pas une fin, mais un moyen d’améliorer, d’intensifier la vie, de combattre l’indifférence, de susciter la compréhension… À 17 ans, je lisais déjà comme un fou les surréalistes, mais, pour moi, c’est la réalité elle-même qui est magique.
L’œil : Vous vivez toujours dans une réalité augmentée, en somme ?
E. O. : Oui, la réalité augmentée, c’est cela ! Je suis curieux et je m’intéresse autant à la vie de ce pêcheur breton, de cet éleveur normand près de ma maison des environs de Pont-l’Évêque, qu’à celles de sommités. Pour Normandie impressionniste, j’ai examiné les grands événements d’aura internationale proposés par des musées réputés, mais aussi des projets plus simples : des rencontres écologiques, des défilés de bateaux… Je suis tout sauf paresseux du plaisir, et le savoir accroît mon plaisir.
L’œil : Est-ce pour cette raison que vous êtes également un bon pédagogue ?
E. O. : Un bon professeur doit être aussi un élève. Il doit être dans la remise en cause, pas dans la hiérarchie, car il bénéficie juste d’une antériorité par rapport à ceux à qui il enseigne. Il doit prouver chaque fois qu’il est le prof, c’est sa gloire et sa fragilité. L’effort, oui, l’ennui, non. J’aime aller au bout de la compréhension, je ne fais pas semblant. Tant que je n’ai pas tout compris, je continue. Je pense que c’est la raison pour laquelle mes livres intéressent un large public : ils sont riches. Mais ma vision de l’éducation n’a aucune chance de rencontrer un écho, tant la France ne peut pas remettre en cause son système scolaire : je voudrais un seul bac, je suis opposé aux options avant un âge avancé. Ma priorité serait de mettre tous les moyens sur les fondamentaux. Qu’un enfant sur cinq sortant du primaire ne maîtrise pas la langue française écrite et parlée, ce n’est pas supportable !
L’œil : Et notre exception culturelle française, vous paraît-elle une bonne chose ?
E. O. : Je me méfie de notre morgue, nous ne sommes pas forcément meilleurs que les autres. Notre nation est déclinante, et cette morgue nous empêche de voir ce que l’on peut faire. La culture, ce n’est pas une exception française, c’est une exception tout court. La culture obéit à des règles qui sont en dehors ou à côté du marché ; cela implique effectivement d’aider le cinéma ou le livre, sous peine de se retrouver envahis par les magasins de vêtements ! La France a beaucoup de musées, c’est utile pour nous sortir de la dépression, mais il faut peut-être moins de murs et plus de moyens pour la création.
L’œil : Y a-t-il des musées que vous affectionnez particulièrement ?
E. O. : Dans les villes que je visite un peu partout dans le monde, j’aime me rendre dans les musées. Par exemple en Italie, où je suis fou de Sienne, Florence et Venise. Mais je ne regarde jamais plus de vingt tableaux, je préfère revenir. À Paris, j’adore le Louvre, même si le jardin des Tuileries mériterait d’être plus vivant. Je suis passionné d’architecture, d’ailleurs je suis un architecte rentré, et j’avais noué des liens avec Pei, le concepteur de la pyramide du Louvre. Mais quand je vais dans ce musée, je pense aussi à son histoire, et je revois le palais des Tuileries qui a brûlé, le donjon de Philippe Auguste, le premier axe des Champs-Élysées pensé par Le Nôtre…
L’œil : Vous avez-vous-même été à l’origine d’une sorte de musée vivant : la reconstruction de L’Hermione. Quelle est la prochaine étape ?
E. O. : Ce chantier de reconstruction de la frégate qui a permis à La Fayette de traverser l’Atlantique, entamé à Rochefort en 1997 par quelques passionnés, est achevé. Il a attiré 3,7 millions de visiteurs dans une ville de 40 000 habitants. Nous saurons dans les mois qui viennent si nous avons les fonds pour refaire cette traversée.
L’œil : Un livre qui vient de paraître, La Fabrique des mots, un autre
en préparation sur les villes, des romans sur le Congo et sur le Mali pour l’an prochain… Et comme si cela ne suffisait pas, à l’Académie française, vous allez aussi travailler sur les mots…
E. O. : À l’Académie, nous allons nous intéresser en effet à la chanson, très portée par la langue française. Lorsque j’étais enfant, nous nous rendions en famille dans les cabarets pour écouter des chanteurs comme Léo Ferré : je me souviens de Pauvre Rutebeuf. Comme j’ai été ébloui ! Avant même de lire, ce qui m’a donné le goût des mots, c’est la chanson française.
L’œil : Vous avez été conseiller culturel du président Mitterrand, mais n’avez jamais accepté de ministère ou de présidence d’une institution. On a évoqué votre nom pour Versailles, par exemple. Pourquoi ce refus ?
E. O. : On a sans doute pensé à moi pour Versailles, car je suis spécialiste de Le Nôtre ; je lui ai consacré un livre, je préside le conseil scientifique des Rencontres André Le Nôtre organisées à Versailles. Le maire François de Mazières,
qui a fait un travail remarquable à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est un ami. J’adore cette ville où ma famille s’est installée lorsque j’avais 15 ans, et ma mère habite encore rue de la Sainte-Famille, ce qui mériterait une psychanalyse !
Mais j’ai toujours refusé de diriger de grands établissements comme Versailles ou de prendre en charge un ministère, car je suis nomade dans l’âme. Nicolas Sarkozy m’avait proposé la Culture, mais il y a d’autres formes d’action. Par exemple, quand mon livre La grammaire est une chanson douce atteint 1,3 million d’exemplaires vendus, cela sert à quelque chose ! J’adore travailler, mais à ma manière. Je me sens proche, en ce sens, de Jean-Christophe Rufin : médecin, écrivain, il a accepté d’être ambassadeur, mais il a préféré reprendre sa liberté pour écrire, voyager. Ou encore du philosophe Michel Serres, de l’économiste et écrivain Jacques Attali.
L’œil : Vous consulte-t-on toujours au plus haut niveau ?
E. O. : Quand vous intervenez peu, on vous écoute… Jean d’Ormesson m’avait dit : « Il faut recevoir les honneurs tôt pour être libre. » J’ai été conseiller du président à 35 ans, j’ai reçu le Goncourt à 41 ans pour L’Exposition coloniale, j’ai été élu à 51 ans académicien… La Légion d’honneur, je n’en veux pas. J’en ai fini avec les statuts !
L’œil : En tant qu’économiste, quelle réflexion vous inspire aujourd’hui la situation de la France ?
E. O. : On a accumulé de la dette pour couvrir des dépenses courantes et on n’a pas suffisamment investi, c’est le pire cas de figure : recourir à l’endettement pour soutenir notre niveau de vie au lieu de se serrer la ceinture, je suis assez en colère. Taper sur les entreprises n’est pas la solution. Nos enfants ont compris que la planète est désormais leur terrain de jeu, hélas plus que la France. Notre tâche la plus urgente est de leur donner envie de revenir.
Le cœur de l’affaire est que les politiques nous « bassinent » avec la crise, c’est un mensonge : il n’y a pas de crise, seulement une mutation profonde. Saurons-nous trouver notre place dans le monde de demain ? Telle est la question. La France a tous les atouts, mais, depuis quelque temps, elle est la championne du monde du gâchis.
1947 Naissance à Paris.
1983-1984 Conseiller culturel auprès de François Mitterrand à l’Élysée.
1988 Reçoit le prix Goncourt pour son livre L’Exposition coloniale.
1998 Élu membre de l’Académie française au fauteuil de Jacques-Yves Cousteau.
2013 Il préside le Conseil scientifique du festival Normandie impressionniste.
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Erik Orsenna : « La France, championne du monde du gâchis »
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Abonnez-vous dès 1 €Après le succès de la première édition en 2010, Normandie Impressionniste 2013 a été lancé le 27 avril sur le thème de l’eau. Jusqu’au 29 septembre, de nombreux événements (expos, concerts, spectacles...) sont organisés dans toute la région, dont quatre expositions phares coproduites par la Réunion des musées nationaux à Rouen, à Caen et au Havre (www.normandie-impressionniste.fr) :
- « Éblouissants reflets. 100 chefs-d’œuvre impressionnistes », Musée des beaux-arts de Rouen, jusqu’au 30 septembre.
- « Un été au bord de l’eau. Loisirs et impressionnisme », Musée des beaux-arts de Caen, jusqu’au 29 septembre.
- « Pissaro dans les ports. Rouen, Dieppe, Le Havre », Musée d’art moderne André Malraux, Le Havre, jusqu’au 29 septembre.
- « Maurice Denis au fil de l’eau », Musée d’art moderne Anacreon de Granville, jusqu’au 22 septembre.
- « Vernon et les bords de Seine au temps des impressionnistes », Musée Poulain de Vernon, jusqu’au 22 septembre.
- « Signac, les couleurs de l’eau », Musée des impressionnismes de Giverny, jusqu’au 2 juillet.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°658 du 1 juin 2013, avec le titre suivant : Erik Orsenna : « La France, championne du monde du gâchis »