Méconnue du public français, la jeune scène espagnole a évolué ces dix dernières années. Dans un entretien, Jean de Loisy, co-commissaire artistique du prix Altadis, propose un point de vue sur cette génération.
Critique et commissaire d’exposition, Jean de Loisy a, en association avec son homologue espagnole María de Corral, assuré la présélection du prix Altadis Arts plastiques 2004. Une distinction qui récompense chaque année six artistes, trois français et trois espagnols. Ce rôle de conseiller artistique a mené Jean de Loisy à visiter les différents foyers de la création espagnole émergente. Il nous livre dans un entretien le regard qu’il lui porte.
En tant que commissaire artistique, associé à María de Corral, du Prix Altadis Arts plastiques 2003-2004, vous avez eu la charge de présélectionner une dizaine de jeunes artistes espagnols. Pouvez-vous revenir sur ce prix et la tâche qui a été la vôtre ?
C’est la quatrième occurrence de cette initiative destinée à soutenir des artistes émergents de France et d’Espagne, pays choisis par Altadis, entreprise issue de la fusion de deux groupes français et ibérique, dont l’un, la Seita, avait déjà un engagement artistique connu. Des artistes de qualité ont déjà été sélectionnés dans les précédentes éditions, mais, cette année, la règle a changé puisque nous avons été invités à explorer « l’autre pays » : la France pour María de Corral, l’Espagne pour moi. De cette nouvelle disposition, il me semble qu’il résulte plus d’exigence. Les avantages directs pour les six lauréats n’ont pas changé : deux expositions dans des galeries importantes [Anne de Villepoix à Paris et Elba Benítez, Heinrich Ehrhardt à Madrid] ; l’acquisition d’œuvres par l’entreprise et la publication pour chacun d’un livre édité chez Actes Sud. À ceci s’ajoute pour les vingt artistes présélectionnés une exposition de groupe à Madrid, préalable à la désignation des lauréats – un peu comme le fait le Turner Prize.
La dernière fois que j’ai réalisé une visite systématique en Espagne, c’était en 1994 pour la première Biennale de Kwang-Ju [Corée du Sud], dont j’étais le commissaire européen. Aux côtés de Maurizio Cattelan, Carsten Höller ou Franck Scurti, j’avais choisi Eulàlia Valldosera, débutante comme les autres et reconnue aujourd’hui comme l’une des belles figures de la scène catalane. À cette époque, l’engouement pour la movida espagnole était déjà retombé et la génération succédant à Muñoz, Iglesias ou Barceló avait du mal à émerger. C’est encore le cas et je suis frappé de ce que, en dehors de Santiago Sierra, Dora Garcia ou Francesco Ruiz de Infante, peu de noms peuvent être cités par mes collègues français. Il en va de même pour les Espagnols vis-à-vis de la France, ceci stigmatisant un mystérieux manque d’échanges ; l’Espagne est tentée de se tourner vers l’Amérique du Sud et la France rêve du monde anglo-saxon.
L’Espagne, à l’inverse de la France, est un territoire décentralisé, avec des identités régionales fortes. Cela se reflète-t-il au sein des arts plastiques ?
Certainement. J’ai visité cent cinquante ateliers dans quatre villes : Valence, Madrid, Bilbao-San Sebastián et Barcelone. La situation la plus vigoureuse est celle du Pays basque, où les artistes sont engagés dans des expérimentations sociales et politiques très radicales souvent indifférentes à une traduction matérielle, proches en fait du happening. Ces travaux difficiles à recenser dans le cadre d’un prix patrimonial sont très soutenus par des espaces alternatifs comme la Sala Rekalde à Bilbao ou Arteleku à San Sebastián. Je pense que Manifesta [biennale européenne d’art contemporain] en juin prochain sera l’occasion de découvrir les meilleurs, Ibon Aranberri par exemple. Je m’attendais à une situation très pauvre à Barcelone qui, après son exubérance des années 1980, était, pensais-je, tombée dans une « culture club » caricaturale dont l’archétype est le travail d’Ana Laura Alaez – présentée au Palais de Tokyo en 2003. Il n’en est rien. Il y a là-bas une diversité et une richesse renouvelée appuyées par un nouveau dynamisme institutionnel. Ajoutons à cela une myriade de galeries et plusieurs générations d’artistes qui, s’il fallait exagérément les caractériser, s’intéressent aux zones de passage d’un art à l’autre, cinéma et vidéo, peinture et littérature, musique et performance par exemple. À Valence, j’ai rencontré, peut-être par hasard, beaucoup d’artistes travaillant sur Internet comme médium, des photographes et, plus rare, un excellent peintre inconnu, Chema López. Les meilleures informations m’ont été données là-bas par la galerie Visor, bien au-delà de sa propre équipe, ce qui est typique de la solidarité militante du mundillo espagnol.
Qu’en est-il de Madrid ?
Il n’est pas facile de parler spécifiquement de Madrid puisque les générations, les genres et les géographies s’y mêlent. En revanche, il m’importe de souligner la tentation de l’« ailleurs » chez les artistes espagnols. Tere Recarens à Berlin, Sergio Prego à New York, Lara Almarcegui en Hollande sont quelques exemples parmi bien d’autres de la tentation voyageuse. Cela vient peut-être du faible développement institutionnel en Espagne, souvenons-nous qu’il n’y avait de soutien à l’art d’aujourd’hui avant le mécénat de la Caixa et que, aujourd’hui encore, les aides à la création sont parcimonieuses [lire p. 20, NDLR].
Le prix Altadis se décompose en deux temps. D’abord une présélection par les deux commissaires artistiques, ensuite la désignation par un jury de trois lauréats. Dans les dix artistes que vous avez retenus, quels sont ceux qui vous ont particulièrement marqué, même s’ils ne figurent pas au palmarès final ?
J’en citerai trois : Tere Recarens, maintenant berlinoise, Antonio Ortega, un Barcelonais insolent, et Fernando Sánchez Castillo. Ce Madrilène étant plus connu, j’en parlerai moins. Son œuvre très politique, souvent installée dans l’espace public, me fait penser à la phrase de Breton sur Chirico : « Cette sentinelle sur le sentier à perte de vue des qui-vive ! » Alors, reprenons : Tere Recarens a le don de faire surgir l’art des expériences simples de sa vie comme d’une source abondante. Chacun des moments de son existence, apprendre une langue, faire des rencontres, est l’occasion de gestes poétiques exprimés par des films, des dessins ou des installations. Elle est une ressortissante de la « République géniale » de Filliou. Antonio Ortega, lui, est un moraliste voltairien à l’ironie mordante. Ses travaux sont le plus souvent la mise en scène critique de la bonne façon de penser. Ils ont parfois le goût âcre d’une prune trop verte. C’est le prix de son entreprise originale de transformation de nos espaces de conscience.
Pouvez-vous revenir sur les trois lauréats espagnols ?
Bien que son travail s’exprime le plus souvent par des vidéos ou des photos, Sergio Prego est fondamentalement un sculpteur. Sa recherche consiste à saisir les possibilités d’expansion de corps qui échappent aux maîtrises traditionnelles de la sculpture. Fumées, liquides, alcools, architecture, lumière, vitesse sont les éléments, les vecteurs qu’il utilise pour réaliser des formes éphémères que seule l’image synchronisée et spatialisée peut saisir. Appartenant à une génération sensible aux super-héros et aux mangas, ses films évoquent des situations dans lesquelles des pouvoirs particuliers sont attribués au sujet. Grâce à ces possibilités imaginaires, nous participons donc à une extension de notre conscience et de nos possibilités physiques.
Quant aux œuvres vidéo de Mabel Palacín, l’espace y paraît toujours perturbé par des temporalités différentes, sorte de structure gigogne dans laquelle s’emboîtent des réalités divergentes agglomérées les unes aux autres. Ainsi agrégée, l’œuvre nous accueille dans son labyrinthe. Les récits qu’elle met en scène, fortement condensés, nocturnes le plus souvent, ont une géométrie proche de celle de nos songes. Son œuvre est restée très peu médiatisée, mais elle a maintenant un corpus qui me permet de la considérer comme une figure majeure de l’art européen.
Mateo Maté, enfin, fait un travail d’installation sur la rêverie, la façon dont la distraction conduit le regard vers une situation autre : en regardant un corps sous un drap se forme un paysage, en observant des équerres et des boîtes abandonnées s’inventent dans la rétine des armes de destruction massive…
Voilà donc six exemples, que je crois bons, de ce qui se passe à deux heures d’avion de Paris.
Exposition collective de Stephen Dean, Mateo Maté, Mabel PalacÁn, Bruno Perramant, Sergio Prego et Fabien Rigobert, du 5 au 20 mars, galerie Anne de Villepoix, 43, rue de Montmorency, 75004 Paris, tél. 01 42 78 32 24.
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« À deux heures d’avion »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°186 du 6 février 2004, avec le titre suivant : « À deux heures d’avion »