David Kessler, serviteur de l’État et directeur des « Inrockuptibles », porte un regard informé sur la politique culturelle.
Normalien, agrégé de philosophie, énarque, le directeur depuis mars du magazine Les Inrocks est d’abord un homme de médias. Il a notamment été directeur de France Culture de 2005 à 2008. Ses passages au cabinet de Lionel Jospin, alors Premier ministre, et à celui du maire de Paris Bertrand Delanoë, en tant que conseiller culture, en font un analyste éclairé de la politique culturelle.
Jean-Christophe Castelain : Vous avez été conseiller culture de Lionel Jospin, puis, dix ans plus tard, du maire Bertrand Delanoë ; dans lequel des deux postes est-on le plus efficace ?
David Kessler : Il a été particulièrement intéressant pour moi d’être conseiller culture du Premier ministre – dans une période de cohabitation, en plus, où la culture dépend vraiment du gouvernement. J’étais au cœur de la machine à décider de l’État. J’avais dix ans de moins, c’était une découverte passionnante ; on a le sentiment d’y jouer un petit rôle quand on est conseiller, parce qu’on donne son avis et que cela a une certaine importance. Donc, au point de vue national, c’est incontestablement à Matignon que j’ai eu le sentiment de peser sur un certain nombre de décisions nationales. Dans une collectivité locale, la différence fondamentale, c’est que les choses sont plus rapides, vous voyez plus vite les effets des décisions prises.
J.-C. C. : Même à Paris ?
D. K. : À Paris, l’administration est plus lourde que dans d’autres villes, les délais sont plus lents. Néanmoins, oui, même à Paris. Si le rôle de maire est devenu à la fois si important et si symbolique, c’est parce que les gens ont le sentiment que leur vie quotidienne dépend d’abord du maire de leur ville. Il y a un rapport affectif au maire d’une ville. C’est vrai à Paris comme dans la plupart des villes.
J.-C. C. : Quels sont les domaines où vous avez pu jouer un rôle ?
D. K. : À Matignon, je m’occupais du secteur culture et communication, et notamment de l’audiovisuel. Une grande loi sur l’audiovisuel a été votée en 2000, dans laquelle figurait le lancement de la télévision numérique terrestre. J’y ai contribué, en association avec le ministre concerné, car Lionel Jospin ne décidait jamais quelque chose sans en parler à ses ministres.
Je suis resté moins longtemps à la Ville de Paris. Mais sur un certain nombre de nominations, j’ai été amené à donner mon avis. J’avais un rapport de confiance assez fort avec le maire, et, de temps en temps, il me demandait mon sentiment sur telle ou telle chose.
J.-C. C. : Vous avez un point de vue inhabituel sur les grands équipements culturels.…
D. K. : La crise économique se développe, on ne sait pas très bien comment on en sortira et dans quel état. Je ne crois pas du tout que le secteur culturel puisse sortir indemne de cette crise. Par mes fonctions, je suis toujours amené à défendre le budget de la culture et son maintien, mais, à un moment donné, que ce soit en face d’un maire, d’un président de Région, d’un Premier ministre, quand vous avez à choisir entre le maintien des aides sociales ou du budget culture, la réponse n’est pas évidente.
Quand on voit les coupes effectuées en Angleterre sur le budget de la culture, on se dit qu’en France on a quand même relativement de la chance d’avoir une sorte de sacralisation du domaine, une tradition d’importance de la culture qui est évidemment à mes yeux une excellente chose. On a beaucoup équipé notre pays, à la fois en équipements de base, de type bibliothèques publiques par exemple, mais aussi, à l’initiative du privé, en salles de cinéma. Si on prend le domaine des musées, on ne peut pas dire aujourd’hui que l’offre est insuffisante. À Paris, elle est presque surabondante.
Mais, à un moment donné, on n’a plus les moyens de faire fonctionner tout ça. Le risque encouru et que l’on voit commencer à émerger, ce sont des établissements qui n’ont plus les moyens d’assurer leur fonctionnement. Un autre risque serait qu’un établissement ne dépende plus, pour ses choix artistiques, que des financements privés et du mécénat – qui dans le principe ne me posent pas de problème. Déjà, aujourd’hui, un certain nombre d’établissements, entre une exposition « blockbuster » et une autre plus difficile mais qui permet de découvrir quelque chose qui n’existait pas, choisissent plutôt l’exposition « blockbuster » parce qu’ils ont besoin d’atteindre un certain nombre d’entrées. Cela ne me choque pas, mais il faut faire attention à la limite.
J.-C. C. : Les missions et organisations du ministère de la Culture sont-elles toujours adaptées ?
D. K. : Je crois que l’on n’a pas pris suffisamment en compte l’évolution irréversible ces dernières années vers la décentralisation. Le rôle joué aujourd’hui par les collectivités locales en matière culturelle est au moins aussi important financièrement que celui de l’État. La deuxième chose, c’est la politique d’autonomie des établissements publics qui est incontestablement, bien qu’on puisse toujours critiquer tel ou tel aspect, une réussite. Des établissements publics comme le Louvre, le Centre Pompidou, le Musée du quai Branly ou l’Opéra de Paris, grâce à leur autonomie, ont un rayonnement, une place qu’ils n’avaient pas auparavant.
La contrepartie de ces deux facteurs est que le rôle de tutelle du ministère s’est considérablement affaibli. Ce n’est pas la peine de faire semblant de continuer à exercer un contrôle tatillon sur des établissements qui vivent leur vie et se développent. L’important, c’est de nommer le bon patron et cela, c’est le rôle de l’État. Dans le secteur culturel, globalement, les patrons de musée ont des stratégies, des visions, c’est plutôt réussi.
Il faudrait repenser le ministère de la Culture comme un ministère d’orientation stratégique et non comme un ministère de contrôle. Je ne crois pas un instant qu’une direction du Livre, même fondue dans une direction générale, puisse exercer une tutelle sur la BNF [Bibliothèque nationale de France], c’est David contre Goliath ; sauf que David n’a même pas de fronde. La BNF, c’est un établissement qui a son autonomie, son existence, sa légitimité.
On cite souvent la période Jack Lang, c’était une ère extrêmement brillante du ministère. L’un des éléments qui a fait la force de Lang, outre l’argent dont il a bénéficié, c’est son entourage remarquable. C’est pour moi la qualité première d’un homme politique : savoir s’entourer.
J.-C. C. : Qu’entendez-vous par un ministère d’« orientation stratégique » ?
D. K. : C’est un ministère qui devrait dire à tous ces établissements : « On vous laisse votre autonomie, mais il y a quelques exigences propres qui sont du ressort de la politique de l’État : politique des publics, politique d’intégration.… » Un ministère qui devrait rappeler aussi un certain nombre de choses comme le rôle que ces établissements peuvent jouer vis-à-vis des établissements scolaires en banlieue. Donc, rappeler quelques orientations fondamentales et réfléchir à des stratégies, notamment dans les domaines de l’économie de l’industrie culturelle (la musique, le cinéma), dans lesquels la question de la réflexion sur l’avenir n’est pas encore suffisamment posée. Le ministère vit encore comme il y a vingt ou trente ans alors que le monde culturel a totalement changé.
Quand j’étais à Matignon, la grande crainte des gens de la culture, c’était qu’avec la décentralisation des ignares prennent le pouvoir, alors que l’État est garant de la sauvegarde de notre grande tradition de mécène des arts. En réalité, la plupart des maires des grandes villes ont choisi de bons directeurs et ont fait de bons choix culturels.
J.-C. C. : Frédéric Mitterrand a-t-il le profil pour régénérer ce ministère ?
D. K. : Dans tous les cas, il n’en aura pas le temps parce que c’est un vrai travail. La réforme de l’administration est toujours un travail très ingrat, parce que non visible. Selon moi, c’est vraiment le travail du prochain ministre de la Culture. Frédéric Mitterrand est quelqu’un que j’aime beaucoup parce que c’est quelqu’un avec qui j’ai travaillé.
C’est une fonction qui est terriblement exigeante en termes de représentation ; vous devez être en permanence sur le terrain, on vous veut aux premières des théâtres, et si vous ne sortez pas on vous le reproche. Mais le ésultat, c’est que vous n’avez pas beaucoup de temps pour travailler, pour vous poser à votre bureau pendant deux heures, recevoir vos collaborateurs et discuter d’un sujet de fond. C’est aussi un ministère où on prend beaucoup de coups. Tous les ministres après Lang, qui ont plutôt été des gens de qualité, en sont sortis un peu abîmés. C’est un ministère que je trouve difficile, plus peut-être que d’autres.
J.-C. C. : La gauche est-elle toujours aussi présente sur le terrain de la culture ?
D. K. : Non, je trouve qu’elle s’est un peu désinvestie du champ culturel. Il y a quelques personnes qui continuent à y travailler, heureusement, mais ce n’est plus un sujet central de préoccupation, ce qui, à mon avis, est une erreur. Comme l’avaient bien vu Jack Lang et François Mitterrand, la culture a un rôle social et sociétal majeur. Je trouve que la pensée socialiste est un peu faible sur le sujet. Il ne suffit pas de dire qu’on est « contre », contre Hadopi par exemple, encore faut-il faire des propositions. La question du droit d’auteur reste une question fondamentale : comment nourrit-on les artistes ? La démocratisation culturelle est un autre vrai sujet.
J.-C. C. : Vous avez dit dans un entretien au « Nouvel Économiste » que « le secteur culturel a la tentation de l’entre-soi et la prétention qu’il doit se mériter auprès du public »…
D. K. : C’est une chose qui m’avait beaucoup frappé, même si j’ai l’impression que cela change un peu. Quand Catherine Trautmann était ministre, elle avait créé des chartes du service public pour les théâtres, ce qui avait provoqué un mouvement de protestation, notamment parce qu’elle demandait une politique du public et qu’on aille chercher les nouveaux publics. Quelques directeurs de théâtre étaient alors venus me voir pour me dire : « ce n’est pas à nous d’aller chercher du public, nous on fait de la création ». Cela m’a toujours choqué parce que je pense que la médiation culturelle fait partie intégrante du système. Ce dont ne se rendaient pas compte tous ces directeurs, c’est que beaucoup de gens pensent tout simplement que ce n’est pas pour eux. Il y a quelques années, un ami, enseignant dans un lycée de banlieue, avait réussi à emmener sa classe voir l’exposition « Man Ray » au Centre Pompidou. Les élèves avaient beaucoup apprécié, et certains lui avaient dit qu’ils étaient persuadés que les musées leur étaient fermés au sens propre.
J.-C. C. : Comment vivez-vous le passage de France Culture aux « Inrockuptibles » ?
D. K. : Très bien. J’ai toujours eu deux sujets d’intérêt : la politique avec les dimensions sociétales, et la culture. Ce sont deux sujets d’intérêt que je garde dans le journal. De ce point de vue-là, je reste dans un univers qui m’est familier. La découverte de la presse écrite, de ses contraintes, de ses obligations, le fait aussi d’être passé au privé, donc dans un univers où la recette est importante (j’ai toujours été dans un univers où la recette était garantie), tout cela représente des défis intéressants, sur le plan à la fois intellectuel et pratique.
J.-C. C. : La situation économique des « Inrocks » est difficile, comme pour toute la presse ; le nouvel actionnaire, Matthieu Pigasse, va-t-il vous suivre longtemps ?
D. K. : Le budget 2010 était totalement maîtrisé, on a lancé une nouvelle formule et la perte était considérée comme de l’investissement. Ensuite, nous avons une exigence d’atteindre l’équilibre. Elle avait été fixée par le plan d’affaire en 2012, donc on fera tout pour arriver à cet équilibre en 2012.
Consulter la fiche biographique complète de David Kessler.
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David Kessler : « Un ministère d’orientation stratégique »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°359 du 16 décembre 2011, avec le titre suivant : David Kessler : « Un ministère d’orientation stratégique »